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PURCHASED BY THE

Mary Stuart Book Fund

ESTABLISHED 1893

The Cooper Union Library

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PREMIER VOLUME

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s Vins ET DE LA U T K AT U UE.

PREMIER VOLUME.

P A R I S.

L. C DR M E R , 49, RUE DE RICHELIEl

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ROBERT-FLEURY

CHARLES QUI MT

ramassanl le pinceau

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JULES DUPRÉ

ILLUSTRATION

DBS AELTS ET TE Li. LITTÉRATURE.

SALON DE 1843.

I.

A force île zèle , de bonne volonté , d'étude et de bienveillance, et avec le concours des plus ingénieux artistes et des plus honnêtes esprits, nous voulons réunir dans un seul et même ca¬ dre, ou, si vous aimez mieux, dans une seule et même critique tous les grands arts! nous voulons enfin mener de front la poésie et la musique, l’art du peintre et l’art du sculpteur, le récit du ro¬ mancier elles compositions derarehiteele. Pour¬ quoi donc, en effet, s’il est vrai que la peinture ('I la sculpture, la poésie et la musique, les longs travaux de l'architecte, qui demandent dos

années de manœuvres, et l'improvisation ra¬ pide du romancier, qui s’en va, la bride sur le cou, à travers les domaines sans limites de la fic¬ tion , ne sont, à tout prendre, que le résultat de la même inspiration poétique, le même besoin de jeter au dehors le trop plein de son âme et de son cœur; pourquoi ne pourrait-on pas réu¬ nir dans le même livre, écrit sans apprêts, au courant du style et. de la pensée, l'histoire com¬ plète de tous ces arts, l'honneur impérissable de l’esprit humain, qui sont destinés à marcher au même but, après avoir eu le même point de départ? Rien ne parait plus simple et plus na¬ turel au premier abord ; mais cependant que de divisions et de subdivisions ne trouvez-vous pas dans les travaux de la critique! Au lieu d’em¬ brasser d’un coup d’œil universel tous les hom¬ mes passionnés pour la forme , tous les rêveurs

qui cherchent et qui invoquent l’idéal, tous ces

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T. 1.

LES BEAUX-ARTS.

beaux esprits laborieux qui s’enivrent de la beauté poétique, celui-ci amoureux delà forme, celui-là passionné pour la couleur, cet autre qui court incessamment apres les mélodies errantes : pour¬ quoi donc la critique seplait-elle si fort à n’é¬ tudier qu’un petit recoin de ces vastes domai¬ nes ? Pourquoi cette analyse infatigable s’attache, t-elle ainsi aux détails et non pas à l’ensemble? Comment se fait-il , je vous prie , que chacun des arts qui charment le monde, ces produits excel¬ lents des civilisations savantes , ces nobles efforts de l’intelligence humaine, qui tiennent l’un à 1 autre par une chaîne d’or dont le premier an¬ neau estau ciel, consentent ainsi à se renfermer dans les plus étroites limites, à vivre si près l’un de 1 autre, a ce point que parmi les beaux-arts chaque artiste ne lit et 11e peut lire que le jour¬ nal ou le livre écrit pour lui seul et non pas pour tous ses frères, les autres créateurs ? À ce compte, chaque artiste possède son journal tout comme il a son fauteuil au coin de son feu. C’est ainsi qu’on écrit des journaux pour les architectes, il n est parlé que d’architecture; c’est ainsi que le musicien a son journal à part, il n’est parlé que de musique, et toujours ainsi pour le peintre aussi bien que pour le sculpteur, pen¬ dant que les journaux les plus littéraires consa- ci ent tout leur intérêt et toute leur attention aux œinres les plus fugitives du théâtre, comme s’il n’y avait plus rien à étudier en dehors du théâtre des \ ariétés ou de l’Opéra-Comique! A ces questions, qui paraissent très simples en ap¬ parence, il n y a pas de réponse à faire, ou plu¬ tôt il n y avait qu’une réponse, l’égoïsme im¬ puissant des inventeurs et l’insuffisance de la critique. Les uns et les autres, tant ils sont ha¬ bitués à cette vie de serre-chaude, ils redoutent 1 espace, le grand air, la contemplation des choses vues de haut. Ifélas ! hélas ! nous sommes si loin deces temps heureux le même homme, nommé ichel-Ange, était tout à la fois le peintre \es lrois Par<]ues, le sculpteur du Moïse, l’ar- clutecte (le Saint-Pierre de Home, le constructeur (les ■emparts de Florence , le poète émule du ante C etaitle temps l’art, quel qu’il fût

appartenait a chacun et à tous, le temps de l’âge d or des beaux-arts, nul n’avait songé à cn- (Htiei sou champ d’une muraille; la poésie était

I f0llJs c0ramun «(* ils allaient tous puiser pleines mains les plus nobles inspiration,

De toutes les promesses que nous pouvons faire à nos lecteurs et que sans doute nous de¬ vrions leur faire dans notre intérêt bien entendu, nous 11c voulons nous permettre que les plus là- eiles, ou tout au moins celles que nous réalise¬ rons à l’instant même. Par exemple, puisque nous avons parlé du Louvre, vous pouvez être sur que nous écrirons avec le plus grand soin histoire du salon de chaque année, celui de *843 tout le premier. Cette histoire de l’expo¬ sition annuelle, qui se rattache, dans son en- semble, a tant d efforts, a tant, de témoins, à tant de noms propres, à tant d’émotions di¬ verses, nous la voulons faire authentique, sé¬ rieuse, complète. Dans le courant de ces divers chapitres, écrits en toute sincérité d’esprit et de conscience, vous verrez combien de questions se rattachentparfoisa la plus frivole composition qui

passe sous vos yeux; vous verrez comment une œuvre sans nom peut vous conduire aux plus importants résultats; car la critique est de sa nature ondoyante et diverse; elle est prime- sautière comme la poésie ; elle s’en va de et delà, cherchant sa proie , dispensant à pleines mains sa louange ou son blâme ; elle est infa¬ tigable, elle est curieuse, elle est taquine, elle veut tout voir, tout savoir, tout entendre. Mais enfin, pour peu quelle soit habile et sage, elle se fait pardonner toutes ses exigences à force de bienveillance et de sincérité.

U n est pas que plus d’une fois vous ne vous soyez trouvé au beau milieu d’une salle de spec¬ tacle en présence d’une toile baissée, et vous demandant à vous-même quel drame va s’agiter tout-à-l’heure , quelle en sera la décoration et

le costume, etquels comédiens vont venir? Alors,

pour peu que l’entr’acte sc prolonge, vous vous niellez vous-même à composer votre drame, vous en êtes à la fuis le poète , le décorateur e’t le comédien, et vous trouvez que jamais l’intérêt

!!a été I)ouss« Plu» loin... il en est ainsi de 1 impatience du spectateur devant les portes fermées du Louvre : que se passe-t-il dans ces murailles ? quelles œuvres vient-on d’y porter? quel est le nom deces toiles ? comment faut-il appeler ces marbres? quand donc nous sera-t-il |(imis d eludier une a une ces compositions venues de toutes les parties du monde? Impa¬ tience bien naturelle: mais cependant il faut attendre que le Louvre soit ouvert, que les ta-

LES BEAUX-ARTS.

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Meaux soient à leur place, que le livret soit im¬ primé ; en un mot que la toile se lève enfin pour laisser apparaître les héros de la décoration du drame... Tout ce qu’on peut faire à cette heure, c’est de recueillir, sans trop y prendre garde, les bruits, les récits et les rumeurs de l’atelier.

Ces rumeurs sont de trois sortes : les unes ont pour objet les tableaux envoyés au Louvre, les autres ne s’occupent guère que des tableaux dont le Louvre sera privé; la dernière rumeur enlin , triste rumeur et tout-à-fait indigne de gens appelés à décider du sort de leurs confrè¬ res les artistes, s’occupe surtout des œuvres re¬ fusées, des travaux à qui le Louvre est fermé, des malheureux à qui leurs juges ferment sans pitié et sans appel les portes du Louvre, les pri¬ vant ainsi, en pure perte, de leur part dans le combat, dans la victoire et dans la défaite. Voilà quelles sont tout d’abord les préoccupations de cette exposition qui revient une fois chaque an¬ née. Ceci estle résultat d’une mesure prise après la révolution de juillet, mesure vivement atta¬ quée , vivement défendue de part et d’autre. Nous voulons parler de l’exposition annuelle, pour laquelle nous ne dissimulerons pas nos sympathies , sans nier cependant la solennité et l’intérêt immense des expositions qui n’arrivaient que tous les deux ans et qui gagnaient en inté¬ rêt, en luttes acharnées, en passions de tout genre, ce qu’elles ont gagné depuis du côté de la facilité, de l’invention et surtout du grand nom¬ bre des tableaux et des statues. En ce temps-là, nous parlons de l’an 1820 à 1850, c’était une des obligations des artistes célèbres de ne pas refuser cette bataille qui revenait régulièrement une fois toutes les deux années. Ainsi, ils avaient tout le temps voulu pour accomplir de grandes et sérieuses compositions; deux années quand on a plus de vingt ans, c’est une grande partie dans la vie d’un homme ! on y regarde à deux fois pour ne pas en tirer tout le parti pos¬ sible. On se dit à soi-même que la revanche ne sera pas facile à prendre en cas de défaite , et enfin l’artiste, maître de lui-même et de son art, médite avec soin , étudie et compose à loi¬ sir, revient avec lenteur sur l’œuvre commen¬ cée, si bien qu’au jour de la bataille il se pré¬ sente armé de toutes pièces ; en même temps le publie qui n’a pas été poursuivi par toutes sor¬ tes de compositions flamboyantes, qui ne s’est pas

habitué à voir revenir tous les dix mois cette lon¬ gue série de tableaux improvisés, la plupart du temps, pour la circonstance, le public apporte dans son admiration quelque chose de plus calme, dans son blâme plus de sérieux, dans sa louange plusde vérité ; il se croirait bien injuste s’il ne ju¬ geait pas avec sang-froid ce qui a été produit avec tant de peine. Sans nul doute, à l’envisager sous ce point de vue, la question n’est pas douteuse: l’exposition de peinture avait plus de force, d’éclat, d’autorité et de vigueur, quand elle ne revenait que tous les deux ans.

Mais d’autre part , ce serait peu connaître l’esprit français si on voulait nier aux défen¬ seurs de l’exposition annuelle, que cette fré¬ quente communication avec la foule , ait servi admirablement la vivacité, la grâce et la légèreté de nos artistes. Songez donc à cela : savoir que votre nom va reparaître tous les ans en plein Louvre , savoir que son œuvre à peine terminée obtiendra tous les honneurs de ces nobles ga¬ leries consacrées par tant de chefs-d’œuvre, voir passer devant soi , sans attendre deux années les plus nobles récompenses, vaincu aujour¬ d’hui se dire à soi-même. Je reviendrai de¬ main à la charge, avoir, en un mot, son jour et son heure chaque année, son jour d’attention et d’intérêt, son heure de bruit et de renommée, c’est une grande joie pour ces jeunes et rebel¬ les esprits, c’est leur conquête de juillet, c’est la fête annuelle de leur génie, c’est l’ai¬ guillon généreux qui les pousse et qui les presse. Maintenant qu’ils ont pris l’habitude de couvrir une toile avec aussi peu de sans-gêne que nous couvrons, nous autres, d’une encre noire, une page de blanc vélin , nos artistes se sont mis à composer toutes leurs œuvres avec la hâte, mais aussi avec l’éclat de l’improvisation. Point de retard, point de relâche ! Marche! marche! Il faut aller encore, il faut aller toujours. L’ha¬ bitude est prise et pour longtemps; vous leur accorderiez maintenant deux années au lieu d’une, ils ne sauraient que faire de la première année ; ils la perdraient en causeries inutiles , en folles passions, en dissertations politiques et littéraires. Ce serait la moitié de leur vie que vous effaceriez sans profit pour personne. Laissons-leur donc leurs joies accoutumées, et chaque année, laissons-leur cette façon d’impro¬ viser toutes choses. est le mal, après tout ?

Ne dites pas que cette habitude de 1 art au jour le jour pourra s’emparer des artistes les plus sévères. Ceux-là ne dépendent ni de l'heure, ni du moment; ils obéissent a la vocation, a l’idée qui les obsède, ils vont lentement parce qu’ils veulent toucher le but. Eli! qui donc a jamais empêché un esprit sérieux d être un es¬ prit sérieux ?

Peut-être, à nous entendre raconter nous- mêmes les difficultés de l’entreprise, trouvera-t- on qu’en effet nous acceptons tout d abord un fardeau trop lourd pour des écrivains indépen¬ dants de toute coterie et de tout système ? Peut-être dira-t-on que c’est chose peu adroite de nous priver, dès la première page de cette Revue, de l’appui des chefs d’école, de la protec¬ tion des coteries , de la faveur des maîtres , si puissante sur l’opinion des élèves; cette crainte est aussi la nôtre, et nous convenons très volon¬ tiers que c’est pousser la hardiesse un peu loin : cependant, nous prions notre lecteur d’être bien persuadé que plus notre tâche est difficile, plus nous l’avons acceptée avec empressement , avec courage. Nous n’irons au-devant de personne, à la bonne heure! mais il faudra bien qu’on vienne à nous, quand, après les premières expé¬ riences de notre critique, on se verra forcé de convenir que ceci est, à tout prendre, un jour¬ nal de bonne foi. Ainsi donc le sort en est jeté; nous sommes entrés , et pour longtemps , dans cette carrière épineuse ; nous y sommes entrés sans aucune ambition personnelle, sans aucune rivalité préméditée; nous n’avons en tout ceci personne à flatter, personne à punir, nous n'a¬ vons aucun parti pris soit du côté des désagré¬ ments soit du côté de l’enthousiasme. Fasse le ciel que nous ne soyons devant le soleil et sur le terrain de personne, et qu’enfin nous trouvions grâce devant le public d’élite auquel nous nous adressons, par la sincérité de nos opinions, bien plus que par l’élégance de notre style; par toute la puissance de notre bon sens, bien moins que par la grâce de notre esprit! Pour donner une date certaine à une entreprise d’art et de litté¬ rature qui doit résumer à elle seule l’histoire de tous les arts contemporains, nous avons choisi la seule époque qui nous parut favorable, l’ins¬ tant la bruyante joie s’est apaisée, l’instant ou le bon sens est revenu dans ce peuple tout occupé de fêtes et de plaisirs. A la fin donc,

LES BEAUX-ARTS.

l’hiver s’est enfui, ou peu s'en faut, emportant avec lui ses frimas, ses nuages, ses délires ; déjà le bal laitsilencc; la fêle s’arrête; l’élude est remise en honneur; l’artiste épie avec ivresse le retour fortuné de la lumière et du printemps : c’est une belle heure pour publier notre journal , c’est l’heure le poète va redevenir un poète, l’architecte pourra jeter dans les entrailles de la terre les fondations solennelles de son chef- d’œuvre longtemps rêvé ; c’est l’heure 1 oi¬ seau recommence son chant interrompu, ou la fleur nouvelle brise les langes qui envelop¬ paient sa beauté. Déjà le paysagiste se met en route pour chercher quelques-uns de ces beaux coins de terre dont il a le secret après Dieu ; le peintre de marine est sur son navire , étudiant les mâts cl les cordages. Sur la rive, h1 roman¬ cier compose ses longues histoires de crimes innocents et d’amours coupables , l'historien étudie les ruines à demi revêtues de la mousse prinlannière. C'est l’heure enfin le vieux Louvre, ouvrant ses portes solennelles, offre un asile glorieux au travail de toute l’année. Arri* vez tous , qui que vous soyez , vous qui savez tenir d’une main ferme et savante la brosse, le ciseau, le burin , les grands outils de la pensée humaine ; arrivez dans ces galeries admirable¬ ment éclairées, les vieux maitres vont vous faire place; Rembrandt et Titien, André del Sartc et Raphaël, et les Flamands, qui s'enivrent de bière et de fumée, vont vous abandonner pour deux mois ces murailles hospitalières afin que vous sachiez à votre tour ce (pic vous pouvez atten¬ dre de l’admiration et de la louange des hom¬ mes. Arrivez, tout est prêt pour vous rece¬ voir. Avant un mois, la foule impatiente se pressera aux portes du Louvre pour vous saluer de son premier sourire , de son premier regard, vous les nouveaux venus dans le rovaume des beaux-arts. Solennité imposante tout à la fois et charmante ! C est déjà un certain honneur d'être placé au nombre des vaincus : car il ne faut pas s y tromper, il en est du Louvre comme de cette science dont il est dit dans I Évangile beaucoup d’appelés, et peu d’élus. On vous appelle, accourez tous; heureux celui qui sera choisi par la renommée et par la gloire ! Et

quant aux autres, que leur importe? leur tour viendra demain.

Cependant il faut reconnaître que l’exposition

LES BEAUX- ARTS.

annuelle a eu cela de nuisible, qu’elle a été un grand prétexte aux maîtres, aux talents recon¬ nus, aux célébrités déjà faites, pour ne plus se commettre avec les jeunes talents qui commen¬ cent, qui entrent dans la carrière tout bouillants de zèle et d’ardeur, et qui, parfois même, ont l 'insolence d’enlever à leurs ancêtres l’attention et l'enthousiasme de la foule. Rien n’est plus vrai, les grands artistes, eux qui ont fait leurs preuves, ont fini par renoncer aux honneurs de l’exposition. On dirait qu’ils s’y trouvent mal à l'aise, tant ils sont étouffés par les œuvres de leurs disciples; on dirait que ce grand jour leur fait peur, et qu’ils renoncent à l'admiration de la foule pour ne pas s’exposer à ses jugements.

C’est ainsi que M. Ingres, cet homme débattu, qui devait donner l’exemple de tous les dévoue¬ ments, pour s’être trouvé blessé par quelques pa¬ roles ironiques lancées contre le Saint Symplio- rien, son dernier ouvrage, n’a plus rien voulu exposer depuis ce jour funeste. A ces causes, le Louvre a été privé de la Vierge à V Hostie, qui est à Saint-Pétersbourg; de /’ Odalisque, qui ap¬ partient à M. Marcotte, de l’admirable Stratonice, le merveilleux petit chef-d’œuvre qui a été une des dernières joies de son royal propriétaire, du portrait de 31. le duc d’Orléans (hélas! le mal¬ heureux prince si plein de vie et de jeunesse, il avait un pied dans la tombe!) et en tin le Saint Pierre, revenu de Home tout exprès pour rester enfoui dans l’atelier de 31. Ingres. Supposez donc ces cinq ou six œuvres inédites exposées en plein Louvre, et vous verrez soudain l’intérêt tout-puissant qui s’attachera à une exposition ainsi composée. De quel droit, cependant, le chef d’une école, un membre de l’Institut de France, un maître suivi, écouté à ce point là, se peut-il retirer d’une bataille dont il est tout à la fois le drapeau, le chef et le mot d’ordre ? Certes c’est faire payer un peu cher un moment de mauvaise humeur et un tableau manqué dans plusieurs de ses parties; c’est déparer à plaisir cette fête solennelle des beaux-arts; c’est dimi¬ nuer notre gloire aux yeux des étrangers; c’est oter à l’élève une grande partie de son ensei¬ gnement. Ces sortes de bouderies sont indignes d’un grand esprit, elles ôtent à un artiste quelque chose de sa puissance, elles le relèguent au rang des talents épuisés, elles avancent l’heure des oublis. Achille retiré sous sa tente n’est pas un

exemple qu'un artiste doive suivre; l’un et l'autre ils ne sont beaux qu’au milieu de la bataille, au plus fort de la mêlée, celui-ci qui venge Patrocle, celui-là qui fait oublier le Saint Symphorien à force de simplicité et de grandeur, comme aussi nous ne comprenons guère de quel droit un au¬

tre chef d’école, mais dans un genre bien dilfé- renl, 31. Paul Delaroche, après tant de succès de tout genre, après le Cromwell, la Jane tirai/, le Charles / ' insulté, la Mort tin duc de Cuise, en un mot tous ces drames sanglants ou terribles auxquels se pressait la foule comme s’il se fut agi d’un spectacle gratis sur un théâtre du boulevard , a pu renoncer si vite à la popula¬ rité, à l’intérêt, à l’émotion qui entouraient ses tableaux. Quel mal lui a-t-on fait à celui-là?

L’éloge lui a-t-il jamais manqué, et avec l’éloge, l’admiration? Au contraire, on se pressait à s'é¬ touffer autour de ses toiles; on admirait à haute voix, on se laissait plus qu’ ailleurs dépouil¬ ler de sa bourse, de sa montre et de ses mou¬ choirs de poche ; il était autant, que 31. Liard, la providence des liions et des tireurs de laine. Mais non , il a mieux aimé ne plus paraître au salon, et distribuer çà et ses tableaux l’un après l’autre. Peu lui importe même qu’on les admire de nos jours : la postérité les admirera plus lard. Cette année, dit-on, 31. Paul Delaroche pouvait exposer trois ou quatre ta¬ bleaux, et il ne s’est pas donné la peine de les envoyer au Louvre. Ainsi a fait Jules Dupré, dont les frais paysages étaient la joie la plus douce des connaisseurs. On l’aimait pour sa grâce imitative, pour le calme et la fraîcheur de ses paysages, pour la solennité de ses soleils couchants. Eh bien ! Jules Dupré ne veut plus de cette gloire charmante. Il se ligure qu'il a assez combattu pour combattre encore, qu'il n'a plus qu’à jouir de sa renommée et de sa gloire, et qu’enfm, si la foule veut savoir ce qui se passe sous le ciel de Jules Dupré, la foule doit venir le chercher dans son atelier... Tel est le raisonne¬ ment de ces maladroits artistes; ils ne voient plus qu’une petite exposition en famille pendant qu'ils s’enivrent eux-mêmes de la louange obligée du visiteur...

Tant pis pour nous, etaussi tant pis pour lui! Le public parisien s’habitue bien vite à ne plus admirer ceux qu'il admire le plus; il oublie faci¬ lement les renommées qui l'ont occupé sans fin

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et sans cesse. Que de grands écrivains sont déjà dans l’ombre! Que de célèbres chanteurs dont on ne sait plus les noms! L’autre jour encore nous avons vu, oh! honte et vanité de la gloire, ma¬ demoiselle Taglioni elle-même réduite à payer, dans les annonces d’un journal, une mention de sa gloire passée. Voilà ce que M. Delaroche ne devrait pas oublier non plus que M. Jules Dupré et les autres dédaigneux de l’exposi¬ tion. 11 leur serait si facile de 11e pas mé¬ priser ce public qui les aimait tant, de lui rendre ses joies et ses terreurs accoutumées!

Et le public leur saurait tant de gré de re¬ connaître sa toute-puissance! Peut-être un jour, quand ils voudront revenir au Louvre, on leur dira : il n’est plus tempsl

Un autre absent volontaire, un autre ingrat qui 11e peut rien gagner à se retirer de ce con¬ cours annuel, c’est M. Camille Roqueplan; était-il assez plein de couleur, d'harmonie, d’in¬ vention, mais aussi était-il assez loué, applaudi, fêté! 11 n’est personne qui ne se souvienne avec un sourire du jeune J. -J. Rousseau jetant des cerises dans le tablier de MIIe Gallet et même un peu plus haut. Et le Lion amoureux , quelle belle fille, quel humble animal ! Comme le public charmé se plaisait à la contemplation de ces deux ennemis ! Que peut gagner M. llo- qucplan à renoncer aux hommages de chaque année? Et M. Marilhat, qu’y gagnera-t-il? Sa Caravane dans le désert et les nombreux sou¬ venirs de l’Egypte, et la Jérusalem qu’il avait vue d’aussi haut que M. de Lamartine en per¬ sonne, avaient été autant de succès à chaque exposition nouvelle. Decamps disait lui-même de M. Marilhat : Je voudrais faire un ciel aussi bien que Marilhat! Cependant M. Marilhat dis¬ parait pour ne plus revenir. M. Fiers en fait autant, a ce qu’on dit, et ainsi nous perdrons tout a la fois l’Egypte de Mehemet-Ali cl les bords de la Creuse, le domaine pittoresque de M. Fiers et de George Sand! Espérons cepen¬ dant que ce n’est pas un arrêt définitif, et que ces talents populaires n’ont pas quitté le Louvre sans espoir de retour.

Les autres absents de cette année, mais pour ceux-là il faut être indulgent, car s’ils restent éloignés du Louvre, c’est la faute du temps et non pas la leur, ce sont MM. Horace Vernet, Decamps, Ary Schelfer, trois talents bien ditfé-

LES BEAUX-ARTS.

rents et bien aimés, celui-là toujours jeune, tou¬ jours hardi, le peintre ordinaire des soldats et des capitaines, qui les mène à la bataille, tam¬ bour battant et enseignes déployées ; cet autre, le plus fin, le plus admirable, le plus énergique des coloristes, plein d’esprit à la fois et de bon sens, actif et passionné et toutefois 11e donnant rien au hasard ; ce dernier enfin, le rêveur alle¬ mand aimé de Goethe, un peintre a 1 inspiration poétique, qui a aimé la Marguerite d’une amour toute paternelle, que M. le duc d Orléans ap¬ pelle son ami dans l'acte de ses dernières volon¬ tés, deses dernières amitiés, nous devrions dire. Mais hélas! Horace Vernet, le lieutenant-gé¬ néral de la peinture historique, est devenu une espèce de bohémien qui passe tour-à-tour de Saint- Pétersbourg à Moscou, des déserts de l’Afrique au désert de Versailles; Decamps, au contraire, est un homme casanier, tout rempli de caprices, qui obéit au moindre rayon de soleil, qui déteste le vent et la pluie, et le nuage surtout ; il a com¬ mencé un tableau admirable que lui seul il pou- vait entreprendre : Josué arrêtant le soleil. C’est une mêlée d’hommes, de chevaux, de chars bri¬ sés, de poussière et de sang , immense toile de douze pieds, et soudain en un geste de Josué le soleil s’arrête, pendant que les hommes pour¬ suivent leur œuvre de destruction et de carna¬ ge! Ce tableau, ce chef-d’œuvre, n’est pas en¬ core terminé, et pourquoi? Parce que Decamps aura trouvé trop froid notre soleil de mars! Ou tout au moins, s’il est absent cette année, l'in¬ trépide coloriste, soyez sûrs qu’il aura eu en lui-même quelques-uns de ces petits motifs qui ont la force et la valeur des plus grandes rai¬ sons, quand ils ont passé par ces pauvres âmes en peine qu’on appelle des artistes. Quant à M. Ary Schcffer, sa nouvelle Marguerite n’est pas prête encore. Quelque chose manque à sa grâce alle¬ mande, a sa beauté virginale, à sa douleur inté¬ rieure, à quelque chose qui marque son idéal;

G-y Schelfer le cherche encore. Cependant qui empêchait d envoyer a 1 exposition deux beaux portraits de deux femmes d'une beauté bien dif¬ ferente, lune, mignonne, jolie, heureuse et calme, I autre, fort belle, épanouie, éclatante, ungtans, vingt belles années brunes et presque italiennes, et pour porter ces années le plus grand nom du monde moderne, le nom de Bo¬ naparte. Ce portrait est pourtant une des

LES BEAUX-ARTS.

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meilleures toiles tle M. Ary Schefler. Et qui le croirait ? Diaz lui-même, cet homme de la fan¬ taisie, si rempli d’éclat, de caprices, de bonne humeur, un homme qui invente même des fleurs, il ne veut plus se montrer au Louvre, l’ingrat, à qui le Louvre était tout prêt à pardonner, mê¬ me ses plus vives folies! Quelle mouche a piqué Diaz ?

Mais, sans contredit, celui de tous les ar¬ tistes dont l’absence se fera le plus sentir cette année, l’homme qu’on ne saurait trop regretter dans cette ardente mêlée des intelligences, c’est l’homme autour duquel il se fait chaque année comme une émeute de vérités et de paradoxes, c’est M. Eugène Delacroix. Voilà le véritable ar¬ tiste militant! Aussi peut-il dire, mieuxqueper- sonne, ma vie est un combat! Autour de cha¬ cun de ses tableaux, les deux écoles se livrent une bataille acharnée : ce sont des injures qui ne peuvent être comparées qu’aux louanges adres¬ sées au même peintre. Lui cependant, homme d’un rare esprit, d’un sang-froid éprouvé, d’une patience que rien n’abat ou ne décourage, il reste calme au milieu de cette mêlée ardente des enthousiasmes et des révoltes ; faites comme lui, laissez les dédaigneux s’écrier en hochant la tète : c’est un Titien qui s’est trompé de route, un Paul Véronèse qui s’est égaré dans le pays des brouillards; et à ces dédaigneux répondez sans crainte : c’est un bel esprit très éloquent, qui se défend par la parole quand la couleur est impuissante à le défendre. Jamais un salon ne sera complet sans la présence de M. Delacroix et de ses œuvres. Mais hélas ! à force de luttes et de travaux non interrompus depuis dix ans, et tout brisé qu’il est encore par ses tableaux de la Chambre des Députés et de la Chambre des Pairs, M. Eugène Delacroix a senti enfin le besoin de quelque repos. Il s’est retiré de la lutte celte année, il est allé visiter de nouveau sa véritable patrie, l’Italie; mais l’an prochain, soyez-en sûrs, vous le retrouverez sur la brèche : il a vécu, il mourra, comme il a vécu, en combattant.

IL

Ceci dit, nous n’aurons qu'à rappeler nos sou¬ venirs d’atelier , et nos dernières promenades à travers ces longues avenues de murailles

plus rien ne reste à cette heure que l’espérance, pour vous donner un avant-goût non pas de l’exposition, ce qu’à Dieu ne plaise! mais du li¬ vret qui se vendra bientôt à la porte du Louvre. Ce livret contient les noms des artistes et l'in¬ dication de leurs œuvres, et pour aujourd’hui nous n’en voulons pas davantage. Prenons-les donc un peu au hasard et nommons-les , sauf à revenir sur des erreurs inévitables en un pareil sujet. Vous aurez donc un grand tableau de M. Louis Boulanger, la mort de M essaime, un grand drame emprunté à Tacite et sur lequel Tacite a jeté de si austères, de si profondes cou¬ leurs. Vous rappelez-vous ce que dit Brantôme de cette gentille Romaine? M. Louis Boulan¬ ger s’en sera souvenu à coup sûr : « Qui a vu « la statue de Messaline, trouvée ces jours pas- « sés en la ville de Bourdeaux, advouera qu’elle « avoit bien la mine de faire une telle vie. C’est « une médaille antique trouvée parmi des ruines, « qui est très belle et digne d’être étudiée. « C’cstoit une très grande femme, de fort belle « et haute taille; les beaux traits de son visage « et sa coiffure tant gentille à l’antique romaine « et sa taille très haute desmontroient bien « quelle estoit ce quon a dit. » Vous aurez un tableau de M. Léon Coignet , le Pérugin dessi¬ nant sa fille morte; un Jérémie et quatre beaux portraits de M. Lliéman ; la Confession du Giaour, œuvre remarquable, dit-on, de M. d’Anthoine, un nouveau- venu dans la car¬ rière; un tableau de Chariot enfin, un vrai tableau tout rempli de son invention et de son esprit. Il y avait déjà bien longtemps que pa¬ reille joie ne nous avait été donnée. Depuis son triste et lugubre épisode delà Retraite de Russie, Charlet était revenu à ses compositions fugi¬ tives; il avait traduit en se jouant le Mémorial de Sainte-Hélène, et rien qu’à voir ces compo¬ sitions trop rapides, on n’espérait guère que l’illustre peintre reviendrait si vite aux compo¬ sitions sérieuses. Ainsi a-t-il fait cependant. Cette fois encore, Charlet revient à ses soldats, à ses histoires de batailles et de bivouacs ; il raconte d’une voix émue les misères et les désolations de la bataille; on dit qu’il a été terrible; nous sommes sûrs qu’il a été touchant.

M. Jacquand, ce Lyonnais qui n’a qu’un dé¬ faut, d’être trop vrai, a étudié avec le soin scru¬ puleux , auquel il nous a habitués, les costumes

s

l i:s ni: .u x-arts.

et les mœurs du siècle passé. Son tableau est un tableau tout littéraire; il représente le café Pro¬ roge à cet instant de rébellion vive et gaie le café Procope était le rendez-vous universel des poètes, des écrivains et des philosophes du règne de Louis XV. Là, si l’histoire de M. Jac- quaud est complète, vous retrouverez tous réu¬ nis ces terribles beaux esprits qui ont si fort amusé le monde avant de l’épouvanter par une révolution sans exemple. 11 me semble même que sans trop d’efforts on peut com¬ poser à l’avance le tableau de M. Jacquand. \ eus connaissez le lieu de la scène; car le café Procope existe encore. Placez donc dans un coin du salon, Gilbcrtqui rumine tout baslasatire du XVIIIe siée le, et à l’endroit le plus apparent, Di¬ derot qui éclate, d’Alembert qui cause tout bas, Helvétius qui prête l’oreille, le baron d'Holbach qui sourit ; sur le seuil de la porte, Jean-Jacques Mousseau, qui n’ose ni entrer ni sortir; non loin de Gilbert, Fréron, qui protège le grand poète, Lekain et Fleury, qui s’en vont d’un groupe à 1 autre, et dans la rue, Mlle Contât, qui passe ap¬ puyée sur le bras de Beaumarchais, pendant que Grimm tout essoufflé s’en vient demander à Di¬ derot sa première lettre sur le salon de 1755; car lui aussi , Diderot, il parlait des beaux-arts : vous savez avec quel enthousiasme, quelle verve et quel délire ! Le tableau qu’il avait vu, il le représentait ad vivum, il vous le représentait par la voix, par la parole, par le geste : on voyait rien qu’en l’écoutant, mais on voyait bien plus loin qu’il n’avait vu lui-mème sur la toile du peintre ; on voyait tout ce qu’il avait décou¬ vert dans les profondeurs de son esprit.

X oublions pas Meissonier; peu s’en est fallu qu i! il arrivât trop tard, ce patient et laborieux artiste, qui est presque Flamand, qui est aussi bien qu’un Flamand. Nous lui devons déjà de patients et merveilleux petits chefs-d’œuvre dignes de Metzu et de Gérard Dow; les Joueurs dëchecs, le Fumeur, le Joueur de basse. Di¬ sons tout, son tableau de cette année n’est pas uncore achevé tout-à-fait ; mais qu’importe?

pounu que rien ne manque lorsque le grand jour sera venu !

l’qmi les tableaux J’bistaire, nous pouvons Mgnalci-a 1 avance V Ajrpavitimdel'miqe àAqar l«HJuennau Bohn, l’ Enfance du (hoUo, cta ' Ulal» et sul’tout trois tableaux de M. Robert

Fleurv; même aujourd’hui nous sommes assez heureux pour donner le tableau de ce maître auquel nous consacrerons un plus long examen : Charles Quint ramassant le pinceau du Titien , noble composition qui est autant à la gloire du Titien que de l'empereur et roi de toutes 1er Espagnes.L’auteurde la X a Issu n ce de Henri l F, Eugène Devéria , s’était fait représenter au Louvre par une odalisque. L’odalisque d’Eu¬ gène Devéria a été refusée!

Nous ne savons pas encore si le héros du sa¬ lon, le lion du Louvre, le favori des bellesdames. Fauteur du Dêcanwron après Boccace, M. \\ in - terhalter, dans ce grand nombre de tètes cou¬ ronnées ou non couronnées qui sortent de ses mains, aura trouve le temps de composer un ta¬ bleau pour charmer les yeux de nos belles Pari¬ siennes. Mais en revanche, nous pouvons annon¬ cer à l’avance un nouveau Winterhalter , un coloriste de la même école, un amoureux de la forme, un grand coureur des plus beaux et des plus jeunes modèles, M. Papety, puisqu’il faut 1 appelci par son nom. L an passe, par ces gran¬ des chaleurs de l’été, M. Papety a envoyé de Rome une toile immense sur laquelle il avait re- piésenté toutes les joies ardentes de la jeunesse: ici le vin, plus loin l'amour, et tout là-bas les poètes qui chantent, et sous ces arbres frais les Grâces qui dansent, et sur le devant de la scène des enfants qui jouent avec des fleurs. L’est tout- a-lait l’ode d’Horace encore plus languissapm qu amoureuse, et qui cherche soie b\s ombrages a se rappeler les amours de la veille. Ce tableau n était encore qu a l’etat d uncesquisse très bien commencée, et cependant la foule le regardait a\ec ardeur. Maintenant que l’œuvre est accom¬ plie, nous allons la juger, mais à coup sur la foule sera là.

Depuis tantôt dix années le paysage se trouve en grand progrès à chaque exposition nouvelle.

0,1 'lirait que ces bruitsde révolution et de tem¬ pête politique ont épouvanté les plus jeunes ar-

tistcs et (Iu’ils sont allés chercher au loin un peu de silence, un peu de repos. Les monuments de la Rome antique, les divers aspects de la féconde Normandie, les ruines de l’Orient les ont vus tour-à-tour, ces Bohémiens de l’art, et de leu rs longs voyages ils sont revenus tout chargés de sou- umirs. À l’aspect de ces œuvres si calmes, si repo¬ sées, le public s’est consolé de toutes ces scènes

LES UE A IX- A RTS.

tic terreur et de violence que l'histoire passée et l 'histoire présente ont fourni en si grand nom¬ bre an Musée de Versailles. C’est ce qui a fait une partie du succès des plus excellents paysa¬ gistes de ce temps- ci, Louis Cabat, le rêveur, Paul Huet, le Normand, encore cette année étant allé chercher ces inspirations en Italie, au Mondorc ; on dit déjà qu’un de ses tableaux a été refusé; Edouard Bertin, austère et grand, Marilhat, tout plein des feux du Midi, Jean- ron ingénieux , Loubon, Chevandier, qui re¬ vient de Brindes, ce même lieu le poète Horace suivit Mécène et Virgile; Chàtillon , Français, refusés cette année, tout comme Ch. Flandrin ; A. Corot, refusé , lui aussi , cruautés inutiles dont le roi lui -même s’est indigné! Brune, qui se souvient des bords heureux de la Loire, Adolphe Lelcux , un vrai Breton de la Bretagne, Wickenberg , qui aime la neige et les glaces tout autant que s’il était le Jules Dupré de la Laponie, Thuillier, inspiré par le ciel de Naples, Laviron, un sérieux dis¬ ciple d’Horace, Grésy, un vrai Provençal , qui se révèle par quatre beaux paysages tous rem¬ plis des feux pittoresques de ce vieux Midi in¬ spirateur; ce sont des noms heureux : quel¬ ques-uns de ces noms-là sont populaires, les autres le seront bientôt. Tels seront les paysa¬ gistes de cette année , et à coté de ceux-là les heureux peintres de la terre ferme , du rosier qui fleurit, du chêne qui verdoie, du soleil qui flamboie dans le lointain ; n’oublions pas les paysagistes de la mer, les peintres de marine, enfants de l’Océan et des mers du Nord : Gudin, qui a soulevé tant de tempêtes, Morel Fatio,qui a été matelot, qui sait mieux que personne com¬ ment se tend et se plie une voile, E. lsabey, qui ne quitte guère les rivières de la France , Le- poitevin , et enfin un Anglais bien modeste , peu connu , mais destiné à une célébrité in¬ contestable : cet Anglais se nomme Milbourne ; il a longtemps habité les bords de la mer , longtemps il a vécu de ce bruit et de cette écume , et maintenant il s’en vient deman¬ der à Paris un peu de cette renommée que Paris ne refuse jamais aux hommes d’un talent sincère; un autre peintre de marine, M. Eme- ric, a jeté dans les eaux de sa peinture / Arle- mise, un des nombreux navires qui rappellent avec orgueil le nom du prince de Joinville. Ce

o T, I.

sont la des promesses certaines, et nous ne pou¬ vons encore que promettre, mais avant un mois nous aurons bien d’autres merveilles à vous conter.

Après ou avant le paysage, vient le portrait, faire un portrait a été de tout temps œuvre de grand peintre. Les plusexcellenls génies dans la peinture ont signé de leurs noms des portraits qui sont regardés comme leurs chefs-d’œuvre. On ne saurait séparer le souvenir de Léon X du nom de Raphaël. Qui parle du roi Charles Ier, parle en même temps du portrait de Vandick , M. Ingres et M. Bertin l’ainé, dont il a fait l’ad¬ mirable portrait, sont désormais destinés à vivre aussi longtemps l’un que l’autre dans la mé¬ moire des hommes. Dieu merci , cette année encore, les portraits ne manqueront pas au Louvre. M. Champmartin n’a pas oublié son beau portrait de M. le due de Crussol , de madame de Mirbel , et 31. le duc de Fitz-Ja- mes, ses plus belles pages. Guignet, qui était un nouveau venu il y a trois ans, se tiendra cette année à la plus belle place; on peut en at¬ tester cette tète énergique et fine, tière et douce , sortie toute vivante doses mains. Flandrin s’est souvenu qu’il lui fallait trouver le pendant de celte belle et douce figure qui parait, il y a deux ans, le grand salon du Louvre. Mais quoi ! savez- vous ce que l’on raconte déjà? On dit (pie le seul portrait que 31. Flandrin ait fait celte an¬ née, le portrait de sa mère, a été refusé par 3131. les jurés patentés séant au Louvre! Plus la chose est incroyable, plus elle nous parait pos¬ sible, et certes ce n’est pas nous qui voudrions parier pour 31. Flandrin, tant nous connaissons ses juges. Ghassériau, à peine a-t-il achevé sa belle chapelle de l’église de Saint-Mcry , a voulu représenter dans une seule toile ses deux jeunes sœurs , chastes et douces têtes toutes remplies de noblesse et. de candeur. Léhmann, de son côté, s’est amusé à représenter une jolie pe¬ tite fille qu’on pourrait appeler le Printemps, une belle tète fine et fière en plein Eté, une mé¬ lancolique figure, rien n’y manque que le som¬ bre Hiver! Le jeune Rodolphe Léhmann a en¬ voyé d’Italie une belle et charmante et nerveuse «)

fille deCaprêe, énergique et vive nature. Léon Coignet, lui aussi, a fait de beaux portraits, et aussi 31. Roller, le facteur de pianos, qui s’est posé avec autant de bonheur dans les expositions

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,, LES BEAU

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du Louvre quà l’exposition de l’industrie. Qui encore? le frère de M. Guignet se montre di¬ gne de marcher à la suite de son frère; sans oublier un très fin et très joli portrait par M. Po- Iras Perlet, l’auteur de la Françoise deRmini. Un portrait, parM. Louis Boulanger ; et enfin, dans un cadre de moindre dimension, les beaux portraits d’isabey, le peintre aimé de l'Em¬ pereur et des beautés de sa coui , Isabcy qui a conservé quelque chose de la grâce et de la jeu¬ nesse de ses modèles. Arrive enfin, glorieuse et triomphante, un artiste sérieux, Mmc de Mirbel , leur maître à tous, et Mmo Sophie Filliol, sa consciencieuse et patiente élève, qui occupera en l’absence du maître la première place parmi les peintres en miniature, et Ma¬ xime David, non moins habile à reproduire les grâces et la beauté des plus charmantes; voilà, certes, de quoi vous tenir pour con¬ tents : voilà assez de peintres de portraits pour rassurer les grands hommes de notre âge et toutes les belles personnes qui s’inquiètent de cette beauté qui passe. Hélas! à quoi bon tant d’inquiétudes cruelles? Si vous êtes inquiet pour votre gloire, mon brave monsieur, jetez- vous aux pieds de M. Ingres; et vous, madame, si vous tenez à revoir dans l’avenir cette fine fleur de jeunesse printanière de vos dix-huit ans à peine accomplis , priez et suppliez Mme de Mirbel, ou tout simplement ce spirituel vieillard lsabey, qui a arraché à l’oubli tant de frais vi¬ sages, l’orgueil de la cour impériale.

De son côté, le pastel, cette fine et légère et fugitive façon de reproduire la beauté hu¬ maine, ne sera pas en retard avec le portrait à l'huile, avec la miniature ou le crayon. Nous ne sommes pas assurés de la même durée éter¬ nelle, j’y consens; mais nous, le pastel, nous la couleur fugitive qu’un rayon de soleil em¬ porte, nous sommes vive, éclatante, charmante, nous sommes faite pour que rien ne nous échappe île ce qui est beau , de ce qui passe, s’envole en chantant la nuit dans le ciel. De ces contre- révolutionnaires qui portent écrits sur leur drapeau le nom de Latour, on peut dire que Maréchal de Metz est le chef, il a donné le si¬ gnal, il a exposé les premiers pastels ; vous rap¬ pelez-vous son jeune Bohémien tout noir et sa belle jeune fille en robe rose ? C’était du Ma¬ réchal tout pur. Après lui est venu un grand

-ARTS.

dessinateur à qui rien n’échappe, Giraud en personne, et cette année encore témoin son beau portrait de M. Alexandre Dumas pour cette année ) il a agrandi sa collectionnle por¬ traits d’une singulière façon. Mais écoulez-nous, et ceci est une grande nouvelle! \oici venir dans cette lice du pastel, nouvellementoiiverte, un rude et habile jouteur, un artiste emiuent a plusieurs titres : Antonin Moine, pour tout dire. Celui-là, vous le savez, il excelle a repro¬ duire toutes sortes d’œuvres excellentes qu’on dirait échappées à quelque habile Florentin du XVIe siècle. C’est à lui que l’église de la .Made¬ leine doit ses deux admirables bénitiers , c’est à lui que nous devons toutes ces belles statuettes d'un si parfait travail, que même le gamin qui passe les salue avec respect. Eh bien ! Antonin Moine, tout-puissant par la forme et par la grâce, gagnait à peine de quoi vivre alors qu'il deman¬ dait la vie au marbre, à la pierre, au bronze, jusqu'à ce qu’eiilin il se soit avisé de dessiner au pastel. Alors tout d'un coup cet excellent artiste s’est mis à gagner beaucoup d’argent. Les plus grands seigneurs, les plus jolis en¬ fants, les plus belles personnes se sont fait un honneur de venir poser dans l’atelier d'An- tonin Moine. Mais aussi que de beaux visages! que de nobles tètes ! que de vives et pétillantes images qu’on ne peut se lasser de regarder ! Voilà donc une fortune d’artiste faite tout d'un coup et de la façon la plus élégante. Au reste, vous assisterez bientôt à cette révélation toute noufCÏÏe du talent d’Antonin Moine qui ne s’est pas encore repenti, Dieu merci! d’avoir quitte le marbre , qui est éternel , pour le pastel qui brille un jour.

En fait de portraits au pastel, on cite encore quatre frais et charmants essais de M. Vidal : le portrait de Mmc Nathan Treilhet, le portrait de M. boubou celui -la aussi il a exposé une belle Vue du Havre que lui a commandée M. le ministre de l’intérieur), et enfin le portrait d une odalisque, vive et brillante, une véritable odalisque de Paris !

Sans compter les hommes et les œuvres que nous oublions, Gigoux, Steinhcl, Hiesener, Got- ireau, aimable talent, Biard, un homme qui rit trop et trop souvent, M"‘c veuve Lavallard , qui s est inspirée du roman de Georges Sand : André, et ces deux paysagistes génevois Ca-

LES BEAUX- ARTS.

laine et Didav , et Amaiirv Duval , mais on n’est pas sur qu’il expose cette aimée, et Du¬ bufle, car nous acceptons méineM. Dubufle. Et en effet pourquoi donc ne pas lui rendre la jus¬ tice qui lui est due, à cet homme heureux qui a conquis tant de suffrages? Pourquoi donner ce cruel démenti à tant de beaux visages qui n’ont voulu être peints que par M. Dubufle? Nous sa¬ vons très bien tous les dédains que soulève la verve docile de M. Dubufle' parmi les grands peintres, nous savons que c’est à qui en rira de pitié, mais cependant il faut bien tenir compte à un homme, quel qu’il soit, de sa popularité, de son succès, une popularité de dix ans, un succès de tous les jours; sans valeur on ne réussit pas ainsi.

Tant que M. Pradier sera de ce monde, tant que Duret, son ami, et Jouffroi, l’auteur de la Jeune Grecque , qui confie son secret à Vénus, le secret des jeunes cœurs, l’auteur du beau fronton des Jeunes Aveugles, auront des travaux dignes d’eux, tant que M. David trou¬ vera à reproduire, dans les villes et dans les villages de la France, quelque grand homme inconnu, tant que F. Simart, l’auteur énergique de / Or es te, pourra se livrer à cette précieuse étude de 1 antiquité qui l’a si bien inspiré une première lois, tant que Mlle de Fauveau, avec une patience de ciseleur, retrouvera dans une aine bien inspirée les beautés des élégances de 1 histoire et. des croyances d’autrefois, tant que Fratin et son camarade Barye pourront tout à l’aise faire rugir les lions et les tigres, tant que Klagmann, le florentin, à qui nous devons l’ad¬ mirable fontaine de la place Richelieu, à qui M. le comte de Paris devra sa première épée, restera le maître de l’ornement et du goût archi¬ tectural, tant que M. dcTriquctyse souviendra des chefs - d œuvre d’André de Dise et de Lo- renzo Lbibcrti, vous pouvez être assuré que la sculpture ne manquera jamais à la France.

Nous ne savons guère ce que la sculpture tient en réserve pour le salon de cette année, mais notre bonheur a voulu qu’un soir, aux flam¬ beaux, nous ayons vu passer devant nous une belle et grande et Itère lroyennc, toute remplie de force, de grâce et de majesté. Sa tète était haute, son regard inspiré; elle avait le port et le.geste d’une déesse. Quelle étaitcette femme, allait-elle ainsi, par cette nuit profonde,

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a la lueur des pâles flambeaux, d’un pas si ferme et si solennel ? Cette femme, c’était la Cassandre d Homère et de Virgile, un des ty¬ pes les plus complets que la poésie antique ait inventés. Que de courage ! que de patience! que de malheurs!

Voilà tout ce que nous avons pu recueillir sur la prochaine exposition du Louvre, ne te¬ nez pas compte, nous vous en prions, de ces notes fugitives, prenez-les tout au plus pour ce qu’elles sont, des ouï-dire, des souvenirs in¬ complets, des apparitions d'une minute, des sou¬ venirs confus, un pêle-mêle incertain de toute sorte de noms propres et d’œuvres sans nom, dont nous ne pourrons sortir que le jour du grand jour le Louvre sera ouvert.

Nous sommes assez heureux pour pouvoir donner dès aujourd’hui deux dessins des plus jolis paysages de l’exposition.

UNE VUE PRISE A Al M ALE,

Peinte parM. Lege.ntil.

UN PASTEL, ParM. Flers,

P. S. Nous apprenons a l’instant môme un nouveau refus que jamais nous n’eussions cru possible. Cet artiste, si plein de conscience et de talent, si sévère à lui-môme.

LES BEAUX -A RTS.

si consciencieux travailleur, dont nous vous annoncions avec tant de joie l’œuvre nouvelle, l’œuvre de tout une année, la mort île Messulim: , el) bien ! le jury, ou plutôt la commission militaire séant au Louvre, a refusé le ta¬ bleau de Boulanger! Voila donc l’œuvre d’une année lotit entière réduite a rien. Voila un grand esprit lout- à-fait découragé, voila a quoi cela vous mène, pauvres amoureux de la forme et de la couleur, d’ôlrc jugés par des architectes, par des musiciens et par des graveurs. Parmi les refusés on nomme encore M. Baron et surtout le sculp¬ teur Préau ; mais celui-là, c’est son lot de chaque année. Entre lui et le jury, c’est un duel a mort: plus il compose de statues et plus on lui en refuse, et certes il sera bien étonné le jour oii il apprendra qu’on lui a accordé enfin la faveur de six pieds cubes dans celte affreuse cave se morfondent les Vénus, les Hercules, les Fleuves, les Zé- phirs, les Apollons el les Amours.

MM A SS’ÉIPMœ.

Voila encore, mon ami, un charmant voyage que lais sans changer de place. Quand vous êtes en baleai il semble que le bateau est immobile et que les dci rives fuient de chaque coté en déroulant à vos yeux leu rivages , leurs peupliers, el leurs saules, et leurs fieu diverses, elles maisons qui les bordent: c’est une clioi qu’on a remarquée cent fois ; mais les gens sont si décid. a ne voir que ce qu’ils ont lu, que je n’ai jamais vu coi signé nulle part que si les bords du rivage paraisse! marcher eu sens inverse du bateau, cette illusion n s’étend qu’ii une certaine distance, et que s’il se trouv plus près de l'horizon d’autres arbres et d’autres bâti moûts, ceux-ci semblent au contraire suivre le sens di Imlcau, et que ces Jeux ligues d’arbres el de maison SC croisent d’une marche simultanée en sens opposé.

!' me semble f'Uc 10 )»"« ‘l'une illusion semblable i celle qu on éprouve en voiture et en bateau ; lorsque i, vois les fleurs paraître cbacuucaleur tour autour de moi. je crois presque voyager. Il paraîtrait en effet que l'on cliauge de place, tant l’on voit changer de décors cl J arleurs la scène, quelque petite cl resserrée qu’il me

plaise de la choisir. Il n’y a pas un acteur qui paraisse avant son tour; ils semblent sortir chacun de la terre ou de leur enveloppe a un signal ou plutôt a une réplique donnée. Asseyez-vous et voyagez :

Le vent aigre de l’hiver a balayé les feuilles; les troncs et les branches dépouillés des arbres ollrent des couleurs variées; le bois du cornouiller ai d’un rouge éclatant celui du frêne doré est jaune, les branches du //tv/"/ d î.s patine sont du verlde l émcraudc, le troue du bouleau est blanc, les branches qui ont poussé sur les tilleul* pendant l’été, sont d’un rouge violet; il y a un framboi sier que les jardiniers appellent a bois bleu, et qui esl d’un violet splendide; quelques érables ont leurs bran¬ ches vertes; le noyer d' Amérique est noir. Mais les mousses végètent et fleurissent, clan pied d’un arbre, la rose de yoël , l'ellébore noir épanouit ses fleurs sem¬ blables a des roses simples , blanches ou rose pâle; le tussilage odorant, F héliotrope d’hiWr étale du sein d’un large feuillage scs houppes grises et roses qui re pandent au loin une suave odeur de vanille.

Mais décembre est liui , ces deux acteurs disparaissent au premier signal que donnent les gelées; voici janvier qui couvre la terre de neige, la gelée fend les arbres, c’est une scène nouvelle; le rouge-gorge s’approche des maisons en voltigeant, lecalycanlhe du Japon ouvre sui celles de ses branches nues qui sortent de la neige de petites fleurs pâles, jaunes et violettes, qui exhalent un doux parfum qui rappelle a la fois l’odeur du jasmin el celle de la jacynthe; c’est un long monologue, c’est h seule fleur qui s’épanouisse en plein air pendant les grands froids ; bientôt ses fleurs se dessèchent et ton» bent, ses branches grises restent nues; les feuilles ne se montreront qu’au printemps qui va paraître avec le mois de février. Les coudriers laissent pendre leurs longs cha tons jaunes et ouvrent leurs petits pinceaux carmin; le daphné l auréole dont je vous parlais tout-a-l’heure . esl bientôt suivi d’un autre daphné qu’on appelle bois gentil, et qui a des fleurs pareilles aux siennes, mais lilas rose ou bleuâtre ; l’hépatique ouvre ses petites roses doubles, roses ou bleu foncé; c’est une sorte de premier acte, une exposition les personnages se sont présentés presque un à un , ou au plus deux à deux.

Mais en mars les arbres a fruits étalent leur riche pa¬ rure; l’amandier se couvre de fleurs blanches rosées.

I abricotier de fleurs blanches , le pécher de fleurs roses: auprès de l’eau , le pas-d'âne ouvre ses houppes dorées : les primevères fleurissent sur la terre el les giroflées jaunes sur les murs'; les crocus ouvrent dans le gazon, parmi les étoiles blanches des pâquerettes, comme do petits lis, leurs corolles jaunes, violettes ou rayées de violet et de blanc; quelques violettes fleurissent sous les feuilles sèches tombées des arbres à l’au tomme ; puis tout cela disparaît comme d’un coup de baguette.

Lu jacinthe ouvre scs épis bleus, bleu-violet, roses, blancs ou jaunâtres, et toutes les fleurs qui l’ont précé¬ dée reconnaissent ce signal et disparaissent ; leur rôle est joué, elles reviendront l’année prochaine h une autre représentation.

Regardez-les bien, admirez leurs formes variées, leurs

LES BEAUX- A RTS.

couleurs fraîches ou éclatantes , respirez leurs parfums divers, vous ne les verrez peut-être plus; vous avez tout au plus a voir vingt ou trente représentations semblables.

Mais vous les voyez partir sans regret , elles sont rem¬ placées par tant d’autres ! En effet, les fleurs seront bientôt si nombreuses, qu’il devient impossible de les compter; tout fleurit ou semble fleurir, arbres, herbes, papillons, mais chacun a son jour, chacun a son heure, aucun ne devance, aucune ne dépasse le moment prescrit. Le prin¬ temps et l’été s’écoulent, la foule s’éclaircit ; les reines marguerites, la vraie fleur de l’automne, sont remplacées par les dahlias, les dahlias par les asters, les asters se fanent a l’apparition des chrysanthèmes de l’Inde. 11 y a une variété de chrysanthème , h petites fleurs jaunes, qui paraît la dernière de toutes et ferme la marche. Et avec chaque feuille, chaqucfleur, naissent et meurent les in¬ sectes qui les habitent et qui s’en nourrissent et aussi ceux <pii mangent ceux-là; les fleurs sèment leurs graines, qui sont des œufs; les insectes pondent leurs œufs, qui sont des graines; après quoi refleurissent les ellébores elles tussilages et éclosent les insectes auxquels ces plantes ap¬ partiennent. Une fleur qui naît ou qui meurt, c’est un monde avec ses habitants.

Mais si vous ne voulez pas attendre toute l’année , ou si votre mémoire vous sert mal, restez seulement une journée, voyez comme tout passe devant vous, voyez comme tout voyage pour vous montrer des objets nouveaux. Alphonse Karr.

Les travaux qui s’exécutent en ce moment au Palais- <le-Justiee ont vivement excité l'attention des artistes, des antiquaires cl de tous ceux qui s’intéressent à l’em¬ bellissement de la capitale. Déjà plusieurs journaux ont annoncé que par suite de ces travaux, la Sainte-Chapelle allait être compromise, et la Commission des monuments historiques a adressé à M. le ministre de l’intérieur une réclamation que le Journal des Débats a publiée, pour protester contre un projet qui semble, sinon adopté, du moins approuvé parleConseil municipal.

La Revue des beaux-arts ne pouvait demeurer étran¬ gère à l’examen d’une question aussi grave, et c’était un devoir pour nous de recueillir tous les renseignements et. de faire part à nos lecteurs des réflexions qu’ils nous peuvent suggérer.

Avant tout . nous rappellerons en deux mots la situa¬ tion actuelle de la Sainte-Chapelle. Au nord , ses contre¬ forts touchent au bâtiment qui forme l’aile gauche de la façade du Palais-de-Justice : à l’ouest elle communique à ce même bâtiment par une espèce de galerie construite

ir,

au-dessus du porche de la chapelle basse. L ancienne Cour des Comptes, placée du même côté, permet à peine au spectateur d’apercevoir la façade de la chapelle. A l’est, entre son chevet et le bâtiment parallèle h la rue de la Barillerie, il n’y a qu’un passage encore plus étroit. Ce n’est que la façade sud de la Sainte-Chapelle que le spectateur peut examiner à distance convenable, dans la cour de la Sainte-Chapelle. Celte cour autrefois s’é¬ tendait jusqu'aux maisons qui bordent le quai des Or¬ fèvres.

Lorsqu’il fut question d’agrandir le Palais-de-Justice un imposa a l’architecte, comme l’une des conditions principales de son programme. /</ conservation de la Sainte-Chapelle. Ce mol de conservation signiliail-il seu¬ lement qn’on ne la détruirait point? Non sans doute, per¬ sonne n’avait l’idée de pareil acte de vandalisme, mais on voulait que les dispositions nouvelles du Palais-de-Jus¬ tice tendissent au dégagement de la Sainte-Chapelle, la tissent paraître sous l'aspect le plus favorable à son ar¬ chitecture. Tel est , personne n’en doutera, le sens du mot conserver pour un artiste.

Depuis longtemps les membres des Cours avaient de¬ mandé que la Sainte-Chapelle fût rendue au culte et af¬ fectée aux cérémonies religieuses auxquelles ils assistent en corps ; le gouvernement avait accueilli ce vœu avec empressement; il avait prescrit les réparations nécessai¬ res; il y avait alloué une somme d’environ 500,000 fr. M. Dubau, spécialement chargé de ee travail, avait en¬ core reçu du Ministre de l’Intérieur la mission de re¬ chercher les traces de l’ancienne décoration , et d’étudier les moyens delà rétablir. Le talent de l’architecte, le résultat heureux de ses recherches, ne permettaient pas de douter que la pensée du Ministre ne se réalisât de la manière la plus exacte et la plus complète.

On voit que l’administration apprécie l’importance de la Sainte-Chapelle, et qu’elle n’hésite point 'a souscrire des sacrifices considérables pour lui rendre son ancienne magnificence.

Eu même temps que le Ministre de l’ intérieur s’occu¬ pait de faire restaurer cet édifice avec tous les soins con¬ venables. AI. Iluyot présentait son projet pour l'agran¬ dissement du Palais-de-Justice.

Ce fut en IS38 , je crois, que le premier examen de ce projet eut lieu dans le conseil des bâtiments civils, avaient été appelés MM. le préfet de la Seine, le préfet de police, les présidents desCours et les procureurs géné¬ raux. Si nous sommes bien informés, plusieurs membres du conseil demandèrent dès lors que les constructions nouvelles s’étendissent jusqu’au quai, et qu’à cet effet on fit l’acquisition d'une Ne de maisons située à l'angle du quai des Orfèvres et de la rue de la Barillerie. 11 en ré¬ sultait, pour la Sainte-Chapelle, l’agrandissement de la cour de la Sainte-Chapelle : pour le Palais-de-Justice. plus d'espace; pour la Préfecture de police , cri particulier, une sécurité plus grande; enfin, sous le rapport de l’art, il est inutile de remarquer les avantages obtenus parce développement du projet. Depuis la rnede llarlay jusqu’à la rue de la Barillerie, c’était une ligne d’architecture qui devait produire un effet grandiose.

.ES HE Al X-AlUS.

» '> .

M. le préfet de la Seine, au nom de l'administration municipale, sans nier les avantages de celte proposition, objecta, dit-on, la dépense des acquisitions demandées , il croyait qu'elles pouvaient être ajournées. Tant de tra¬ vaux étaient nécessaires en attendant, qu’on pouvait ré¬ server celte partie du projet. Ec conseil n en lit point une condition, et le projet de M. Huyot fut adopté après un certain nombre d’amendements.

La mort de M. Iluvot. survenue avant qu'il eût fait 1rs modifications demandées, lit remettre a M. Duc la direc¬ tion des travaux du Palais-de-.lustiee. Nous ignorons quels changements cet architecte a faits au projet de M. Huyot : on nous assure que jusqu’à présent il trou a communiqué aucun au conseil des bâtiments civils . et son intervention ne s’est manifestée que par la démolition de quelques maisons donnant sur la cour de la Sainle- f.liapclle, et par des travaux d’appropriation dans te, bà-> liment de la Cour des Comptes. .M. Duc passe pour un homme de talent; il a du travailler d’après les idées de M. Huyot et d’après les siennes : d’où vient donc que l’on ne sache pas encore a quoi s’en tenir sur V ensemble des constructions qu’il doit diriger?

Mais, en ce qui concerne la Sainte-Chapelle, on a déjà des indices alarmants tic la manière dont on entend la traiter. Loin de réserver la question de l’acquisition des terrains a l’angle de la rue de la Harillerie et du quaides Orfèvres, on garait vouloir la trancher tout d’abord. L'administration municipale vient de décider l'ouverture d’une rue parallèle au quai. Entre cette rue et la cour de la Sainte-Chapelle doivent s’élever, a une hauteur considérable, les bâtiments affectés aux tribunaux de po¬ lice 'correctionnelle et a la préfecture de police. On bâtit donc dans la cour de la Sainte-Chapelle; on la réduit d’un tiers; on obstrue le seul côté par la Sainte-Cha¬ pelle était encore dégagée.

Ce n’est pas tout : on veut augmenter la largeur du b⬠timent qui donne sur la rue de la Harillerie; c’est encore iéduire la cour de la Sainte-Chapelle, empiéter sur le passage déjà si étroit , qui sépare ce bâtiment du chevet de la Sainte-Chapelle.

Enfin, l’on parle d’une galerie, ou de je ne sais quelle construction , qui viendrait s’appuyer a l’Ouest sur la Sainte-Chapelle.

Ainsi, de tous les côtés, le monument de Saint-Louis serait resserré, disons mieux, emprisonné, privé d’air, de lumière, de moyens d’écoulement pour les eaux. La cour de la Sainte-Chapelle deviendrait une espèce de puits: les bâtiments qui renfermeraient au Sud se déve¬ lopperaient sur une rue étroite, ou plutôt sur une im¬ passe , ayant pour vis-à-vis des cabarets et les plus sales maisons de file.

Nous laissons de côté tout ce qu’il y a de mesquin, de ridicule et d inconvenant dans un tel projet; nous n’avons a nous occuper ici que du préjudice qu’il porte à l’un des plus beaux monuments du moyen âge. Quoi ! ce serait au moment l’on fait de grandes dépenses pour restaurer la Sainte-Chapelle, qu’on l’enfermerait ainsi par des constructions nouvelles'. Le ministre qui a compris qu’un monument aussi original devait recouvrer

son antique splendeur, ce même ministre détruirait d'une main ce qu'il restaure de l'autre! nous ne pou¬ vons le croire. Pareille pensée ne peut être discutée sé¬ rieusement.

D'après les rapports qui nous sont communiqués par des personnes bien informées, c’est de 1 administration municipale que viennent toutes les didieullés. La tjues [ion d'économie est mise en avant ; ou sait quelle est toute puissante aujourd’hui. De la part d'un bourgeois de Paris qui se fait bâtir une maison, l’on conçoit de l'hésitation à faire un sacrifice qui momentanément lui imposera quel¬ que gène. L’avantage qu'il retirerait de son sacrifice n’in téresse que lui seul ; sa jouissance n'a «pie la il tirée de s;i vie. L'administration municipale au contraire doit se pré¬ occuper de l’avenir. Elle ne travaille pas pour elle-même, mais pour un être immortel, qui est la ville de Paris. Les considérations d’économie sont bien faibles lorsqu’il s’agit de convenance, de dignité, de grandeur, de respect poul¬ ies souvenirs du passé. Si l’on exécutait le projet contre lequel nous réclamons , dans quelques années d’ici qui penserait à l'économie obtenue par l'administration municipale? Mais tant que durerait la Sainte-Chapelle, tant que dureraient les constructions mesquines du Palais de-Jusliee, on dirait que la capitale de la France a été ad¬ ministrée. en une certaine année, par des hommes qui ne comprenaient point leur grande mission.

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LES BU 11 G HAVES,

Trilogie par H. Victor liuto.

Première représentation.

Une grande douleur, pour tous ceux qui savent com¬ bien est rare la faculté poétique, c’est de la voir se perdre en bizarres caprices, se dépenser au service de systèmes éphémères, de théories inconstantes et mal digérées, Ce

I.KS l! K \ U \ - A R T S.

mauvais emploi d'une des grandes forces humaines, a pour résultats ordinaires des œuvres plus tristes encore à contempler que ne sauraient l’étre les conceptions de la médiocrité la plus déplorable. Il en est de ces dernières comme d’une femme douée de peu d’at¬ traits, mais qui n’offense point le regard par un vain déploiement de luxe. La laideur simple et nue, naturelle et modeste , n’a rien qui nous choque ou blesse en nous le sentiment de l'harmonie; mais, lorsqu’aulour d’elle chatoie la soie aux brillants reflets, lorsqu’à son front les diamants scintillent , lorsque les fleurs les plus aimées ornent sa tête sans noblesse, ses cheveux durement nuancés, son buste difforme , le contraste qu’elle nous offre a quelque chose d’irritant et d’amer. On lui en veut de cette lutte inutile, de cet assemblage déplacé. On re¬ grette un gaspillage sans résultats. On serait tenté de pu¬ nir l’imprudente qui, loin de s’embellir ainsi, flétrit, en pure perte, mille précieuses parures. Une fois dans cette disposition d’esprit, l’or ne brille plus, les fleurs sem¬ blent fanées, les diamants restent sans clartés et ternis ; tout cela n’est que toile gommée, lils d’archal, clinquant et strass, sans valeur et sans prestige.

Cette triste impression , ce découragement, nous les avons rapportés du Théâtre-Français, le jour s’est pro¬ duit pour la première fois aux regards du public le nou¬ veau drame de Al. Victor Hugo; et, depuis ce jour, nous avons, de tous côtés, entendu l’écho de notre pensée re¬ tentir autour de nous. Aussi pouvons-nous , pleinement rassurés, essayer de nous en rendre un compte exact.

Il est mal aisé de deviner le point de vue dominant auquel s’est placé M. Hugo en écrivant les Bur graves. Il a généralement pour habitude de mêler dans ses drames un lambeau d’histoire, tant bien que mal étudiée et com¬ prise, à une espèce de mythe social dont il garde souvent seul l’intelligence secrète. Mais d’ordinaire, ce dernier élément prévaut sur l’autre. L’histoire ne fournit guère au drame que les décors, les costumes et quelques-uns de ces menus détails, à l'exactitude desquels le poète ac¬ corde si volontiers une importance exagérée; la litière de Richelieu, par exemple, ou le blazon d’Angelo (d’or, ;i la serre d’aigle), la liste civile de Marie de Neubourg, dans Buy B las :

La maison de la reine .

«

Coûte par an six cent soixante quatre mille Soixante-six ducats .

bien (dans Buy B/as , encore) la liste des impôts :

. L’impôt de huit mille hommes,

L’almojarifazgo , le sel, mille autres sommes,

Le quint du cent de l’or, de l’ambre et du jayet, etc.

Lorsque ces enfantillages d’érudition n’ont que la se¬ conde place, et laissent la fable se dérouler sans trop d’encombre, on les subit sans les écouler, sans y prendre goût, comme remplissage indifférent. Mais dans la trilogie récente, réclamant lo ut-à-coup une importance inusitée, l’histoire prétend avoir le pas. Elle se prélasse en tableaux nombreux, en tirades incessantes. Le drame au contraire s’efface et se fait petit : si bien qu’on se demande à quoi la critique doit se prendre, et si, pour juger l’incroyable

15

légende inventée par M. Hugo, il ne faut pas recourir aux annales de l’Empire, plutôt qu’à une poétique quelcon¬ que.

L’auteur des Burgraves ne gagnerait rien il une pa¬ reille empiète. Historiquement parlant, son drame nous semble aussi faux que sa faille est inacceptable, si on l’a¬ nalyse à titre de conception purement dramatique. \on que nous attachions trop d’importance a la résurrection <apocryphe de l'empereur Barberousse. La légende et la ballade autorisaient jusqu’il un certain point cette déro¬ gation ii la vérité des faits (I). Mais il l’époque on nous transporte, il est au moins bizarre de nous montrer en Allemagne la féodalité presque détruite, et n’ayant d’asile que dans un seul burg: l’empire, toutefois, inclinant à sa ruine, et ne pouvant se reconstituer que par les mains de ce vieux monarque ressuscité : les vertus de l’âge cheva¬ leresque, la bravoure, la loyauté, l'hospitalité antiques, remplacées déjà par les vices raffinés de la civilisation.

En 1210. telle est à peu près la date qu’on doit as¬ signer aux Burgravcs, la grande guerre entre l’empire et la papauté absorbait tous les intérêts secondaires. Il \ avait bien les dissensions civiles dos Welfset des Weiblin- gcn. les querelles entre la maison de Bavière et la maison de Ilohenstauffen ; mais la grande affaire de Frédéric Bar- berousse, et après lui de Henri VI. et du fils de ce der¬ nier, Frédéric II, fui la lutte gigantesque de l’Allemagne contre l’Italie. Le symbole historique de cette époque, si on tentait de l’introduire à la scène, serait donc une action quelconque où, l’intérêt Guelfe et l’intérêt Gibelin étant mis aux prises, on verrait le pape excommunier l’empe¬ reur, les haines des factions déchirer chaque ville d’Ita¬ lie, les croisades forcées de Frédéric, l’ex-pupilled’Inno- cent 111 s’alliant aux Sarrazins contre le souverain pon¬ tife, et les mœurs orientales réagissant sur celles du Nord.

Dans ce drame que nous indiquons, il ne faudrait pas accorder un rôle trop important à l’aristocratie allemande. Graffs, Margraffs et Burgraffs, domptés par Henri le Saint et par Conrad le Salique, ne remuè¬ rent point ou remuèrent peu sous Barberousse. La preuve, c’est qu’il consacra librement la meilleure partie de son règne à battre en brèche la puissance du pape, et à saper, en Italie, les libertés municipales. Les républiques et Rome soutinrent le choc. A la tête de la ligue, Vérone remplaça Milan. Alexandre III. le pape des Italiens, foudroya Victor, le pape de l'em¬ pereur. La grande bataille de Legnano, la diète de Cons¬ tance, terminèrent la défaite de ce dernier; mais, même vaincu, il avait si peu à redouter de ses nobles, qu’il put sans crainte et sans imprudence entreprendre la croi¬ sade il trouva la mort dans les eaux du Cydnus.

(1) Il y a sur ce sujet une délicieuse batladede Frédéric Ruckert « Le vieux Barberousse jamais ne mourut. 11 s’est mis, pour dormir, dans un château souterrain...

« Le siège de l’empereur est d’ivoire; la table il appuie la tête est de marbre. Sa barbe n’est pas blanche ; elle est cou¬ leur de feu. Elle a percé la table son menton repose. Sa tête boche comme dans un rêve; son oril est à demi ou-, voi t, etc. a

Mi

LES BEAI’

Les mêmes remarques s'appliquent au temps 1 h* «lêricli régnait (12 10). Jusqu’en 1213, c’est-a-dire jus- (|i,»*a cc que le concile œcuménique de Lyon l’eut déclaré alliée et l’eût excommunié, il soutint avec succès 1 effort d’une guerre acharnée. Serail-cc la le fait d’un prince gêné par les turbulences d’une forte aristocratie ?

Quant a la corruption des mœurs chevaleresques, que M. Victor Hugo a voulu peindre après Goethe, il n’est pas besoin d’une grande érudition historique pour s a- percevoir qu’elle n’existait pas en 1210. au point les Ijurgnn'cs nous la montrent. Un simplesouvenir littéraire nous suffira. Dans un pays Goelz de Berlichingen vé¬ cut au XVIe siècle, il est bien évident qu’au XIIe la cheva¬ lerie existait encore avec toute sa naïveté, toute sa force, toute sa verdeur primitives. Goelz (1 ISM 302) n’aurait pas été 1o Dernier chevalier Allemand, si, vingt ans après la mort de Frédéric Barberousse (1 190-1210), les ehà- leaux-forts du Rhin eussent été gardés par des Burgraves aussi corrompus que Ilalto, Gorlois, Lupus, et les autres héros de la trilogie nouvelle. Ici toute démonstration se¬ rait superflue. Les dates parlent plus haut que le raison¬ nement.

M. Victor Hugo a donc, et c’est sa coutume, méconnu, oublié les plus simples notions historiques dans sa pièce, l’histoire joue le principal rôle, et il affecte jusqu’à satiété l’érudition deschoses inutiles. Celte pièce, envisagée comme symbole d’une époque, comme image d’un siècle , donnerait la plus fausse idée de ce siècle et de celte époque. En l’acceptant ainsi , on serait amené à confondre le rôle de Barberousse avec celui de Louis XI. ou même avec celui de Richelieu. C’est tout dire.

Chercherons-nous maintenant à cette trilogie, une por¬ tée, un sens philosophique? La déception sera plus amère encore. On a remarqué comme un des contre-sens les plus étranges de la pièce, que les vieux Burgraves , dont on oppose les mœurs patriarcales, a l’insolence, à la du¬ reté de cœur, à la couardise de leurs jeunes successeurs, sont eux-mêmes des hommes de sang et de pillage. Le cen¬ tenaire Job, à bon droit excommunié par le pape, est fra¬ tricide, au moins d’intention, et, de fait, il a un viol sur la conscience. Son iils Magnus, qui prêche si bien l’o¬ béissance liliale, la religion du serment et les devoirs de I hospitalité, n’en est pas moins un brigand achevé. Lors¬ qu’il reproche h ses enfants leurs exploits de grand che¬ min. cc n est pas qu il les blâme de ccs exploits cil eux- mêmes, mais seulement parce qu’au lieu de s’embusquer en personne au détour des routes, ils v envoient leurs lieutenants et leurs coupe-jarrets. Leur oisiveté, leurs plaisirs efféminés le révoltent, non leurs crimes, leurs rapines, leurs tyrannies. Si donc il y a une conclusion à tirer de celte étude, en tant qu’elle louche à la psycholo- gie, c’est qu’on peut, confondant les notions du bien et du mal, être a la fois un scélérat et un homme vertueux : mériter en même temps le respect et la corde; être vé¬ nérable et fort bon à pendre : Quel parti la morale peut- elle tirer de celte thèse?

Allons plus loin. Admettons avec les partisans de l’art pour l’art que l’étude des passions , légitime dès qu’elle est sincère , peut se passer de but et d’intentions mo-

X-ARTS.

ralisatrices; que le poêle a suffisamment rempli son devoir quand il a exactement réfléchi les travers, les in¬ conséquences, les maladies du cœur humain , et qu il est utile par cela seul qu’il est vrai. Admettons tous ces axiomes, bien vieux déjà et puissamment réfutés avant nous, ce qui nous dispense de les discuter de nouveau ; M. Hugo n’en restera pas moins au-dessous de sa tâche ainsi réduite. Nous l’avons trouvé historien inexact, phi¬ losophe nul: comme observateur et peintre des passions, il est encore plus fautif, s'il est possible.

La vengeance d’abord, ensuite 1 amour, le remords, et L honneur chevaleresque, tels sont les sentiments mis enjeu dans les diverses péripéties de ce drame étrange. Pas un n’est vrai, car pas un ne donne sa mesure exacte dans scs manifestations extérieures.

Et en premier lieu , les lois du temps sont absolument méconnues dans le personnage deGuanhumara, qui per¬ sonnifie la vengeance. Quelque idée que l’on se fasse d’une rancune corse, la plus longue, la plus irrémissible la plus envenimée qui soit, il est difficile d’imaginer qu’elle ne soit en rien atténuée parle travail destructeur des années. L’outrage dont se plaint Guanlnimara , le meurtre de son amant égorgé sous'scs veux, ne remontent pas a moins de soixante et dix ans. Elle le dit elle-même

Los hommes de cent ans en avaient alors trente.

Alors jeune et superbe, elle est presque centenaire au moment elle parle ainsi. Elle a subi, depuis, toutes les vicissitudes d’une existence errante ; esclave, elle a gémi sous le fouet de vingt maîtres ; Bohémienne, elle a fait plusieurs fois le tour du monde, et l’on veut que sa soif de vengeance subsiste encore, ardente comme au jour du déshonneur; on veut, de plus, que cette passion si vive ait été contenue pendant soixante et dix ans; ou veut que pour la préparer plus terrible, cette femme, dé¬ vorée de haine, ait pu s’exposer, et s’exposer autant à la perdre. Mais qui donc, connaissant l'instabilité de la \ ie. donnera cinquante ans de répit à son ennemi ? Qui donc comptera sur les chances d’imc existence presque mer¬ veilleuse? vit-on jamais comme dans la pièce nou¬ velle de M. Hugo. cinquante ans après un outrage, l’offensé voulant et pouvant se venger, ajourner encore a vingt ans de là, Y offenseur plus qu'octogénaire. Gom¬ ment concilier tant de passion cl tant de longanimité?

De tous cotes, dans le drame, dos inconséquences pa¬ reilles. Un jeune franc-archer élevé dans le respect de la foi jurée, s’engage solennellement envers sa mère adop¬ tive, et en échange d’un service important, à tuer, quel qu'il soit, l’homme qu’elle lui désignera. Elle exécute ce qu’elle a promis, et cc qu’elle a promis est de guérir la maîtresse du jeune homme. La condition est à peine remplie que ce dernier s’apprête à fuir au loin avec sa bien-aimée, sans prendre le moindre souci de la ven¬ geance a laquelle il est désormais associé.

l’Ius tard, placé entre la nécessité d’assassiner un vieillard qu il vénère ou de voir expirer sa maîtresse à scs yeux, le môme personnage est sur le point de s’arrêter a ce dernier parti ; que dis-je, il s’y décide ; et s'il change d avis, c’est que le vieillard en question se dénonce à

DÉMOCRITE

GAVARN1

le lommentaire

LES BEAUX-ARTS.

lui comme ayant , il y a soixante-dix ans , commis un crime abominable. Qu’importe ce crime, depuis long¬ temps expié, a un homme dont la reconnaissance arrê- lait le bras tou t-'a-l’ heure , quand il s’agissait de sauver ou de perdre ce qu’il a de plus cher au monde?

Chacun des personnages se dément ainsi, tour-a-lour. L’Empereur Barberousse, qui nous est donné comme la plus forte léte de l’empire, vient se mellre à la discrétion de ses ennemis les plus acharnés, dans une vraie tanière do loups, sansautrecuirasse qu’un manteau de mendiant; encore s’empresse-t-il de le rejeter a la première occa¬ sion qui s’offre, et saisissant une épée (Barberousse a quatre-vingt-douze ans), il appelle au combat un de ses hôtes. Ne mérile-t-il pas bien l’apostrophe insolente de Magnus :

Oui, rien qu’à ta sottise on t’aurait reconnu.

Et quel respect veut-on nous donner pour un pareil fou?

Mais que dire surtout du vieux Job le Maudit, cet éter¬ nel antagoniste des empereurs, quand nous le voyons, pris à l’improvistc, s’agenouiller devant son plus mortel en¬ nemi, lui livrer ses enfants, ses vassaux, sa seigneurie, et, comme s’il n’avait pas assez de tant d’humiliations, se pas¬ ser lui-même au cou le carcan des esclaves; le tout, dans l'intérêt abstrait de la monarchie allemande?

C’est assez insister sur ce point. Nous avons voulu faire au drame de M. Victor Hugo les honneurs d’une discus¬ sion sérieuse, et pour cela, il nous a fallu l’élever à une hauteur qu’il n'a pas , lorsqu’au lieude l’analyser en dé¬ tail, on le juge dans son ensemble , comme fable, comme récit scénique.

Ici, toute vraisemblance disparaît ; toute raison, loule logique manquent ; le lil qu’on veut saisir se rompt à cha¬ que instant ; le fantôme qu’on veut étreindre n’offre aucune prise, aucune substance à la main étonnée. Sous des cen¬ taines et des centaines de vers retentissants, voici ce qu’on finit par découvrir :

Deux frères, Fauslo et Donato, aimaient la même femme, une Corse, nommée Ginevra ; Donato fut préféré. Fauslo, furieux et jaloux, surprit les amants, perça son frère d’un coup d’épée et le jeta dans le Rhin. Ginevra, réduite a la condition d’esclave, fut vendue a plusieurs maîtres, s’échappa de chez l’un d’eux , et vagua dans les trois parties du monde alors connu. Chemin faisant, et après cinquante années, elle trouva moyen de dérober a Fauslo, devenu burgrave de l'empire, un enfant, le dernier de sa vieillesse. Elle l’éleva précieusement au lieu de le tuer; et ceci , remarquez-Ie, sans songer qu’il put un jour servir a sa vengeance.

Mais un jour ellese retrouva, vieillie et méconnaissable, dans le château de son ennemi, avecOtberf, l’enfant volé, devenu franc-archer. Ce jeune homme s’éprit de la nièce du vieux burgrave. Elle se mourait d’une lente con¬ somption. Ginevra , maintenant appelée Guanhumara, pouvait la sauver a l’aide d’un philtre. De la, entre elle et son fds adoptif, ce pacte dont nous avons déjà parlé. Rcgina est guérie; Olbert a promis de servir Guanhu- t. i.

mara dans sa vengeance. L’idée de faire tuer le père par le fils est enfin venue a cette femme.

l ue nuit, en effet, elle pénètre dans une tour solitaire, le vieux burgrave était enfermé, seul avec ses remords. Après s’être fait reconnaître, elle lui annonce qu’il va périr de la main d’Otbert, de ce fils perdu depuis vingt ans. Le centenaire accepte avec résignation ce châtiment du fratricide, pourvu qu’Otbert, après l’horrible crime qu’il va commettre sans le savoir, continue à ignorer le secret de sa naissance. Ce traité se conclut, et Guanhu¬ mara se cache pour se repaître à l’aise du dénouement horrible qu’elle a préparé.

Othert, cependant, dont elle a exalté les sens et fortifié le courage par des boissons enivrantes, arrive décidé a payer sa dette de sang. 11 sait d’ailleurs que sa maîtresse, plon¬ gée par un second philtre dans un sommeil dont Guan¬ humara peut seule la tirer, doit périr s’il hésite; et il va frapper, lorsqu’il reconnaît le Maudit. Ici une scène vé¬ ritablement inouïe, la victime sollicite en pleurant de l’assassin qu’elle bénit, un coup de poignard qui va le rendre parricide, tandis que l’amant éperdu sacrifie hé¬ roïquement sa maîtresse a ce vieillard dans lequel il a le bon esprit de deviner un père. Nous avonsdéjà remarqué l'insuffisance du motif qui le décide a frapper lorsque Job, pour l’y décider, lui fait l’aveu du crime qu’il croit avoir commis jadis : mais nous n’avons pas signalé cette autre invraisemblance, plus forte encore, qui tranche par une brusque péripétie ce nœud si péniblement formé. Donato, sauvé miraculeusement, et qui s’est non moins miracu¬ leusement dissimulé jusqu’alors , reparaît en personne pour attester l’innocence du Maudit, que, grâce a Dieu, cettejrésurreclion soustrait àla vengeance de Guanlmmara. Celle-ci s’empoisonne, sans qu’on puisse savoir pourquoi et sans autre raison qu’un serment illusoire. Elle avait juré qu’un cercueil, apporté dans le souterrain ou ces choses se passent , n’en sortirait pas sans cadavre. Le Maudit et Régina lui manquant a la fois, elle se punit de n’avoir pas prévu que Donato pourrait reparaître. Ce ca- suisme puéril couronne dignement une œuvre qui par la vulgarité de ses éléments dramatiques, parle choix des moyens, l’absurdité des combinaisons, s’assimile aux travaux les moins populaires deM. Joseph Bouchardy.

En dehors , a côté de cette action, se trouve l’épisode historique qui encombre de ses détails oiseux les deux premières journées du drame. Cet épisode est le retour de l’empereur Barberousse (autrefois Donato), qui reparaît après qu’on l’a cru mort depuis vingt ans, et s’introduit, (inconcevable folie), dans le château des lnirgraves. il se fait reconnaître d’eux, sans aucune sorte de raison, et va périr sous leurs coups , lorsqu’il plaît au vieux Job de se déclarer, nous l’avons dit, son très humble esclave. Le respect a l’aïeul l’emporte sur tout autre sentiment dans le cœur de ces chevaliers si farouches , si corrom¬ pus, et, sur l’ordre de l’empereur, ils se rendent bé¬ névolement en prison, d’où rien ne nous apprend qu’ils soient jamais sortis.

Avec de tels éléments, il était impossible de construire une pièce supportable, et le talent de M. Hugo ne suffi¬ sait pas, tout incontestable qu’est ce talent, a sauver, par

3

LES BEAUX- VH I'S.

ES

des beautés dithyrambiques , son œuvre vouée a l’ennui. Lui-même l’a senti, et jamais peut-être il n’a mis autant de soin a parer sa poésie de ces brillantes antithèses, de ce coloris puissant qui naguère, au temps de leur nou- vauté, lui avaient fait de si fanatiques partisans. Par malheur, il en est de ces ressources, purement plas¬ tiques, comme des escamotages adroits que se per¬ mettent les peintres de second ordre. Tout ce qui est manière, procédé, ficelle , s’use a la longue. La vérité seule peut durer, surtout au théâtre, le spectateur ne \ ient pas chercher de la rhétorique, mais des émotions et des enseignements.

M. Hugo, d’ailleurs, a donné tort à sa poésie par la sur¬ abondance avec laquelle il en a laissé déborder les Ilots. Im pièce n’est qu’une succession de longs soliloques; chaque personnage s’emparant a son tour de la parole pour faire briller son éloquence pendant dix minutes ou un quart d’heure, tout au moins. Le premier éblouisse¬ ment passé, le premier prestige évanoui , on prend ces redondances en peur et en ennui , comme ces insup¬ portables bavards dont la conversation est un supplice , et qui peuvent dire impunément, sans que personne les

admire ou les réfute, les plus belles choses ou les plus grandes niaiseries du monde.

En somme, c’est la un échec, un échec comme Mûrir Tudor , un échec plus rude qn’ slngela. Quelques beaux vers, ça et la semés, ne prévaudront pas contre l’irrésis¬ tible langueur dont le spectateur est saisi en les atten¬ dant. Nous n’avons jamais vu. a pareille épreuve , se ré¬ véler tant d'impatiences et de mécontentements. La fwmic jeunesse elle-même, les prétoriens du parterre , les dis¬ ciples dont les loges étaient peuplées , glacés dans leur enthousiasme, et paralysés dans leurs sympathies, ne protégeaient qu’imparfaitement l’œuvre nouvelle. Que deviendra-t-elle devant le public indifférent et railleur y

Bcauvallct et Gcffroy (Job etOlbert) ont fait de leu i mieux, et nous cil disons autant de Ligier (Barberousse), sur les épaules duquel pèsent les monologues les plus énormes. Quant a Mme Mélingue, elle a justifié, sinon les procédés cavaliers de M. Hugo envers Mlle Maxime . du moins la décision qui appelle une héroïne de F Ambigu h prendre rang parmi les sociétaires du Théâtre-Français.

O. N.

Arrivée de remoereur Frédéric Barberousse.

MUSIQUE.

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La saison des Italiens avance a grands pas ver; un ne Habit les approches du printemps coin nu présentations extraordinaires qui se succèdent e foup: chaque lundi voit nn bénéfice. L’autre c’était la Grisi qui faisait, avec Otello, les bonnet

soirée en belle et vaillante Desdemona quelle est. Celle semaine, Mario nous a donné don Pasqunle et le troi¬ sième acte du chef-d’œuvre de Hossini. le jeune ténor v.enl de conquérir de nouveaux droits a la faveur du pu¬ blic élégant qui l’a désormais adopté. Mario est un Matin- foit poli ci lout-a-fait civilisé. .Si Kean exagérait par mo¬ ment sa rudesse du personnage, si le fougueux et sublime tragédien de Cooent-Gardcn et de Drury-Lune affectait d appui tei dans la création de Sliakspeare les élans sauvages, l’énergie brutale et les cheveux crépus de IH- thiopien hideux que sa jalousie linil par rendre stupide, on petit leprocher a Mario de trop donner dans le parti

LUS B K A

contraire. Il \ a <ln Paris et <1 u Léandre dans sa manière déjouer Olello, et l’imagination n’a certes plus grand ef¬ fort a faire pour comprendre comment l’Hélène véni¬ tienne s’est éprise d’un pareil noir, qui ne diffère guère du dandy le plus blanc que par la légère teinte de bistre dont il se cuivre le visage. Gentilhomme vénitien au pre¬ mier acte, a la façon de l'aima. Africain pur sang au se¬ cond, Mario change de costume a chaque scène; c’est un luxe de cachemires et de turbans dont rien n’approche, un appareil de sabres damasquinés, de burnous et de kan- jiars à confondre de stupeur dans sa stalle le dilettante habitué depuis dix ans a cette admirable casaque rouge et aux classiques pantalons verlsqui composaient l’accou¬ trement forain de Uubini dans ce rôle. Au bon temps d’EI- leviou, dans l’âge d’or des bottes a revers et des aigrettes de diamants, un pareil déploiement d’armes et d’étoffes eût fait à coup sûr la fortune d’un chanteur. Heureuse¬ ment Mario se recommande par des litres plus sérieux, et si sa voix, plus vibrante qu’agile, ne se prête pas volon¬ tiers aux vocalisations dont abonde la cavatine d’entrée, elle prend, nous pouvons le dire, une belle et glorieuse revanche dans le magnilique amiante du duo avec Iago au second acte, le jeune ténor sait trouver, meme après Uubini, des accents pathétiques d’un rare effet. La représentation de Mario est jusqu’ici le plus brillant bé¬ néfice que les bouffes aient donné cet hiver. Au moins cette fois les loges étaient remplies, et l’on n’y voyait pas de ces figures de l’autre monde, qu’on rencontre trop souvent les jours vaquent les abonnements accoutu¬ més ; car, il faut bien en convenir, il n’y a qu’un public pour les Italiens , public élégant, difficile, qui se connaît, qui aime a se retrouver, a se coudoyer, a se rendre visite de loge a loge, et qui a fini par faire de celte jolie salle, toute d’or et de lumière, un lieu de réunion le spec¬ tacle et la musique ne sont plus qu’un charmant acces¬ soire. En dehors de ce public, le vrai, l’unique maître du logis, point de salut, et ce qui peut advenir de plus heureux a une représentation extraordinaire du lundi, c’est de ressembler a la plus ordinaire des représentations de la semaine. La soirée de Mario avait cet avantage, et l’enthousiasme des spectateurs, chaque fois qu’il a voulu se faire jour, s’est tout simplement traduit par des bra¬ vos sans appeler a son aide toutes ces ridicules démonstra¬ tions auxquelles on avait pu assister aux bénéfices précé¬ dents. Nous avouons, pour notre part, avoir fort peu goûté l’a-propos de cette couronne monstrueuse jetée a M. Lablache et qui risquait de l’assommer du coup. Quant aux deux colombes décochéesa la Grisi lesoirde la pre¬ mière représentation d ’ütel/o, et venant s’abattre chas¬ tement aux pieds de la belle Desdemona éplorée et toute frémissante encore des chants du Saule } quelle que fût l’allusion pure et délicate contenue dans ce pudique et doux envoi, nous eussions volontiers préféré aux blanches messagères de Paphos les sublimes accents de la fille d’Elmiro en butte a la rage du Maure, et cette ma¬ gnifique scène du dénouement, si déchirante et si tragi¬ que. dont l’hilarité de la salle , provoquée par la malen¬ contreuse boutade, a rendu l’exécution impossible. Ce¬ pendant . en dehors de ces ovations faméliques , si

JX-A RTS. m

complaisamment décernées par d’honnêtes amis a toute épreuve, on trouve généralement que l’enthousiasme du public à l’égard des chanteurs italiens a de beaucoup diminué cette année. Déjà, l’hiver dernier, il s’en fallait que l’empressement fût tel que nous l’avions tous vu . sinon aux temps éternellement mémorables de la Ma¬ li bran et de la Sontag, du moins aux premiers tempsde h troupe actuelle, qui n’a pas moins fourni d’une carrière de dix ans; terrible chiffre lorsqu’il s’agit de voix! L’ad¬ ministration fera bien d’y songer, et le plus tôt possible . aujourd'hui ou demain, car a la saison prochaine peut- être qu’il serait trop tard. En dix ans, une voix , si ro¬ buste qu’en soit le métal, une voix s’altère et s’ ébréche: et, resterait-elle invariablement dans sa fraîcheur et sa beauté premières, on doit finir par se lasser de l’enten¬ dre. Uubini a compris a merveille la situation. Quoi qu’on en ait dit, il y a deux ans, il a quitté notre scène a propos, et les mêmes qui gémissaient de sa retraite â celte époque la lui conseilleraient de toutes leurs forces aujourd’hui. Qu’on cesse de répéter qu’il n’y a point de combinaison possible en dehors de ce que nous avons. Celle quiétude béate l’administration s’endort sur la foi d’antécédents glorieux sans doute, mais que le temps en partie a déjà périmés, aura pour résultat, si l’on n’y prend garde, d’engendrer la routine. En Italie, de grands chanteurs se forment, pour (pii, depuis plus de cinq ans, Mercadanle, Donizetti, Ricci, écrivent leurs opéras; et nous autres, nous n’en savons rien. Que M. Lablache et M. Tamburini trouvent fort com¬ mode de s’en tenir a leurs \icilles leçons et de ne pas changer une seule note a leur répertoire, rien de mieux : mais que nous soyons assez dupes pour nous laisser éter¬ nellement payer de la même monnaie, et battre bénévo¬ lement des mains chaque fois que nous voyons apparaî¬ tre cette espèce de serinette organisée, qui fonctionne ré¬ gulièrement, six mois a Paris et six mois a Londres, et qu’on appelle aujourd’hui la troupe des Italiens, voilà ce qui ne saurait se concevoir. On va se récrier sans doute et dire que nous traitons les chefs-d’œuvre avec bien de l’irrévérence. Personne plus que nous n’admire les grands maîtres delà scène italienne; mais aussi, qu’on y pense un peu, toujours les mêmes chefs-d’œu¬ vre et toujours les mêmes chanteurs pour les interpré¬ ter! Qui ne sait aujourd’hui Tamburini et Lablache par cœur? Qui ne sait que la voix de l’un chevrotle au point de ne plus pouvoir procéder que par saccades, et que, dans le sublime organe de l’autre, le temps a fait d’irré¬ parables trouées? Je ne prétends pas dire ici que tous les opéras qui se composent au-delà des Alpes sont des chefs- d’œuvre; mais encore serait-il bon de les entendre au moins une saison , ne fût-ce que pour connaître ce qui se fait au pays de Cimarosa et de Rossini , que pour apprendre au juste en est la musique sur cette belle terre des orangers et de la mélodie. Quant aux virtuoses, Poggi, Moriani, la Trczzolini, sont des renom¬ mées européennes (pie personne aujourd’hui ne conteste. Milan. Naples, Rome, Vienne et Londres, toutes les capi¬ tales ont reçu la visite de ces hôtes chanteursqui voyagent portant avec eux tout un répertoire inédit ; à nous seuls

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LES BEAUX- A RTS.

il est donne d’ignorer tout, chanteurs et répertoire, et cela par le seul fait de l’invincible résistance d’une combinai¬ son illustre qui se sent vieillir et répugne aux modifica¬ tions les plus indispensables. Qu’arrive-t-il quand une four refuse absolument de réparer ses brèches? un beau matin elle croule en masse et rien ne subsiste de ce qu’on aurait pu sauver : ainsi il en adviendra du Théâtre Italien de Paris si l’administration n’y prend garde; qui sait , le Théâtre-Italien est peut-être destiné a périr par les élé¬ ments mêmes qui ont si fort contribué a fonder pour un temps sa gloire et sa fortune. Remarquez bien que nous ne prétendons pas qu’on doive renvoyer personne et faire, comme on dit, maison nette; a Dieu ne plaise! La Grisiel la Persiani ont encore de beaux jours a fournir, Mario commence et grandit, et Tamburini lui-même ainsi, que le vieux Lablache, peuvent rendre encore des services; mais tout en restant ce qu’on est, ne pourrait-on essayer de se régénérer, de s’infuser dans les veines quelque peu de sang nouveau, et convient-il a l’administration d’é¬ pouser les petites querelles de certains artistes au point de conspirer elle-même avec eux contre les seules chances qu’il y ait de raviver dans l’avenir un enthousiasme qui s’éteint? Voyez en effet ce qui se passe a l’endroit de Ron- eoni, l’un des illustres de celte jeune Italie musicale dont nous parlions tout-à-I’heurc. Ronconi que Milan, Venise, Naples et Rome accueillent par des ovations triomphales, aux pieds de qui Vienne jette ses couronnes et Londres ses guinées, Ronconi se prend un beau jour du désir bien naturel chez un grand artiste de briguer les applaudis¬ sements du public de Paris et de venir faire consacrer par lui un talent de premier ordre et qui compte la jeu¬ nesse au nombre de ses avantages. Sitôt arrivé, il chante, quoi de plus simple ! il chante une cavatine à l’ambas sade de Naples, il en chante une autre au Luxembourg, chez Mme la duchesse Decazes, et de ce moment le voilà connu, le voila célèbre; on l’accueille, on le fête, on le choie, les salons se le disputent â prix d’or, il n’y a plus dans le monde de musique sans lui, et les plus illustres patronages se déclarent en sa faveur. Après un tel début d semble naturellement que l’administration du Théâtre italien n’aura rien de plus pressé que de se mettre à la disposition de Ronconi et de saisir à la volée celte occa¬ sion qui s offre d’elle-même de signaler son zèle dans avenir, las du tout, l’administration but la sourde oreille; au lieu d’applaudir de toutes ses forces a cette gloire naissante, elle s’en offusque; les amours-pro- |),es ^ irr,te,U? Ics haines s’enveniment, et bientôt il n’est

pas de vexations, pas d’ennuis et de tracasseries mes-

'Punes qu on épargne au pauvre grand chanteur assez . pou,- « avoir compté que sur son talent , assez fou

Ronconi représente pour nous tout un système nou¬ veau, car il est le jeune et brillant coryphée de toute une école de chant que nous ignorons encore, de l'école mo¬ derne italienne, aux débuts de laquelle il faudra bien pourtant que nous assistions.

PREMIER ARTICLE.

coxccnrs du co.vsirt v vionti:

SC garder de semblables abus et dose Jt,i . . f >ICn ° ol ferturté contre les envahissement

lerie.

Constatons tout d’abord que les concerts ont présenté, cette année, un intérêt vif et mérité. L’art y a eu une pari plus large, plus intelligente que de coutume; il a exercé une influence salutaire sur la composition des program¬ mes, cl nous avons vu les solistes les plus éminents ces¬ ser de chercher uniquement dans le mérite de la diffi¬ culté vaincue les éléments de leurs succès. La tradition paganinicnne s’efface par degrés; il se manifeste même une tendance générale , tant chez les chanteurs que chez les instrumentistes, a faire prédominer le chant large, méthodique, sévère, sur les interminables et anti-niusi- cales vocalises de la vieille école italienne. D’un autre côté, si les artistes déjà en possession d’une juste renom¬ mée nous ont prouvé celle année qu'ils n'avaient rien perdu de leurs droits à nos suffrages, des talents nou¬ veaux se sont produits, et quelques-uns ont un éclat et un succès qui menacent les vieilles réputations... 11 faut reconnaître en même temps que le patronage accordé à l’art musical devient chaque jour plus libéral et plus éclaire. Les salons s ouvrent en foule, avec une bienveil¬ lance et une cordialité inépuisables, aux artistes (pii ne veulent affronter la redoutable épreuve du concert pu¬ blic qu’avec un nom déjà connu, aux jeunes talents qui ont besoin de surmonter ce premier et souvent invincible obstacle, 1 émotion, l’émotion si funeste, si mortelle pour le mérite, et presque toujours pour le véritable mé¬ rite. Les Sociétés de concerts elles-mêmes cèdent à l’en¬ trainement général, et, malgré leur culte exclusif poul¬ ies maîtres, elles se décident enfin a prêter aux jeunes compositeurs l’appui de leur intelligent orchestre. Aussi le mouvement musical est-il immense eu France, malgré les obstacles apportes à son libre développement par les

imperfections et les abus mêmes de nos institutions mu¬ sicales officielles.

La saison des concerts a été inaugurée, comme tou¬ jours, par les solennités de la Société du Conservatoire, loutes les formules de l’apologie ont depuis longtemps été épuisées pour rendre justice aux grandes qualités de cet otcheslre sans rival. On a tout dit sur cet ensemble jr-

LES BEAUX- ARTS.

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)

réprochable , sur celle précision rigoureuse et savante, sur celle interprétation chaude, colorée, ardente, et ce¬ pendant sévère et contenue de toutes les beautés de l’œu¬ vre, sur ce sentiment profond de l’ensemble et des dé¬ tails qui semble familier a chaque symphoniste. Mais si la part de l’éloge a été si large, si prodigue, celle d’une sage et impartiale critique reste encore a faire. Ainsi per¬ sonne n’a encore élevé la voix, ce nous semble, pour se plaindre de l’infériorité manifeste de la partie vocale des concerts de la Société. Et cependant il est notoire, pour ne parler ici que des chœurs, qu’ils ne sont ni assez nombreux, ni suffisamment exercés. Tous ceux qui ont entendu la dernière exécution de la neuvième symphonie de Beethoven l’ont constaté avec nous. On sait que dans cette œuvre du maître, les morceaux chantés n’ont pas l'ampleur, la richesse et l’originalité du reste de la com¬ position. Pour être entendus avec plaisir, ils ont besoin d’être relevés par le nombre cl la qualité des voix, et s’ils ne sont attaqués que par une vingtaine de choristes seu¬ lement, et, en outre, avec une justesse douteuse et une mesure chancelante, ils ne sauraient produire qu’un mé¬ diocre effet. Nous devons ajouter que de son côté l’or¬ chestre laisse beaucoup àdésirer dans l’accompagnement des voix et môme des instruments. Cet accompagnement manque de légèreté et de prestesse; il astreint trop sé¬ vèrement le soliste aux allures rhylhmiques du morceau, et gène ainsi l’exécution. L’art si difficile d’accompagner consiste précisément a laisser du champel de l’espace au chanteur, a deviner, a prévoir, ou au moins a saisir vive¬ ment toutes ses intentions pour les seconder, à savoir regagner sur une mesure ce qui a été perdu sur la pré¬ cédente, en un mot a suivre, a obéir, et a ne jamais s’imposer. Au contraire, l’orchestre du Conservatoire , quand il accompagne, a le tort de se croire toujours en pleine symphonie; il est raide, exigeant, impérieux, et surtout trop bruyant.

Notre second grief contre la Société des concerts, c’est le choix souvent hasardeux, quelquefois malheureux des solistes dont elle prend les débuts sous ses auspices, et l’exclusion qu’il lui est souvent arrivé de faire peser sur des artistes d’un grand mérite. Nous pourrions faire des citations; nous préférons, pour ne blesser aucun amour- propre, en appeler, à cet égard, aux souvenirs anciens et récents des habitués des concerts. Nous devons dire, d’ailleurs, que les choix les plus critiqués n’ont pas été l’œuvre de la commission administrative de la Société, mais le résultat de l’influence trop exclusive qu’exerce dans son sein un homme dont nous n’entendons nier ni le talent, ni les services, mais dont on nous a souvent si¬ gnalé les préventions injustes et les engouements irréflé¬ chis, l’illustre chef des concerts.

Nous avons une troisième observation a soumettre a la Société, sur la composition même des programmes doses concerts. C’est a tort, selon nous, qu’elle y fait figurer ex¬ clusivement, depuis quinze ans, les symphonies de Beetho¬ ven ; elle a ainsi a peu près épuisé aujourd’hui une res¬ source précieuse qu’elle aurait ménager avec plus de soin ; il lui eût été facile, par exemple, de n’en donner que trois par saison, c i les répétant une fois chacune au be¬

soin, et de répartir ainsi en trois années l’œuvre com¬ plète du maître ; personne n’y eût perdu, ni le public, auquel on aurait fait entendre, comme l’essaie aujour¬ d’hui, un peu tardivement, la Société, les meilleures symphonies d’Haydn, de Mozart ou des maîtres contem¬ porains, ni la Société, qui se serait ainsi réservé les moyens d'affriander pour longtemps ses habitués. L’in¬ convénient que nous venons de signaler n’existerait pas au même degré, si le public des concerts se renouvelait plus souvent; maison sait qu’il n’en est pas ainsi. Par mesure d’économie, la Société s’est en quelque sorte inféo¬ dée àla petite salle des Menus, qui ne lui coûte rien, mais elle ne peut admettre qu’un nombre fort restreint d’auditeurs qui ont eu l’art, en outre, de constituer en privilège, en monopole inviolable, leur entrée aux con¬ certs. 11 arrive de la que si la Société voit scs recettes as¬ surées, elle est obligée, par compensation, de subir les aristocratiques exigences de son public d’élite, et aujour¬ d’hui elle reconnaît que le goût de ce public sybarite s’est considérablement affadi, et que Beethoven ne lui suffit plus. Dans une vaste salle, au contraire, avec un audi¬ toire nombreux et varié, Beethoven seul pouvait suffire à défrayer la Société pour de longues années.

En même temps qu’elle avoue implicitement sa faute a cet égard, la Société essaie de la réparer en admettant aux honneurs du répertoire ordinaire les noms de Mozart et d’Haydn. Eh bien! s’il faut dire toute notre pensée, nous craignons que le remède n’arrive un peu tard ; nous craignons que le public des Menus, exclusivement et trop longtemps nourri de la manne céleste des symphonies du grand maître, ne répugne a un aliment plus terres¬ tre...

Ces diverses observations nous amènent naturellement a faire connaître nos idées sur les réformes que nous vou¬ drions voir introduire, au profit de l’art, dans l’organi¬ sation delà société des concerts. Et d’abord il en est une qui nous semble fondamentale et que nous demandons avec une grande confiance dans ses résultats, c’est qu’elle soit érigée en institution nationale et placée sous le pa¬ tronage du gouvernement, qui peut seul l’obliger a rem¬ plir la mission qu’elle a eue ou qu’elle a avoir pour but de remplir lors de sa fondation. Quelle est cette mission ? d’une part, de populariser, en Fi ance, les œu¬ vres des maîtres tant anciens que modernes , tant natio¬ naux qu’étrangers, et d’ouvrir ainsi à l’art des voies nou¬ velles et fécondes ; de l’autre, de favoriser l’essor de l’école française de composition, en encourageant les débuts. Sous ce dernier rapport , la Société n’a pas produit scs fruits; si elle admet volontiers sur ses pupitres une par¬ tition étrangère inédite en France, c’est qu’elle a pour garant le nom déjà célèbre de l’auteur. Mais pour accor¬ der la même faveur aux compositeurs français peu ou point connus, il lui faudrait courir un risque, risque peu dangereux, il est vrai, mais qu’elle ne veut pas accepter, parce qu’une pensée financière bien plus qu’artistique a présidé à sa formation. Aussi, bon nombre de jeunes gens d’un incontestable mérite, nourris des plus fortes éludes , frappent-ils chaque année inutilement a sa porte, implorant seulement la faveur d’une lecture préliminaire,

•»

LES BEAUX- A BTS.

ql,i ne leur esl que très rarement accordée. C'est ici que le pralronagc du gouvernement aurait une efficacité réel¬ le. et voici, selon nous, comment il pourrait l’exercer utilement. Il garantirait aux associés un minimum de recettes, qui pourrait être la moyenne du produit des cinq dernières années, cl il continuerait a affecter gratui¬ tement un local aux concerts. A celte condition, il aurait le droit de faire présider la commission administrative par un commissaire de son choix, et même de nommer les membres de la commission sur uneliste de candidats élus par la Société. Dans ce nouvel état des choses, la première mesure a prendre serait d arrêter la formation d un comité d’examen qui se réunirait dans l'intervalle delà saison des

concerts et serait chargé de recevoir les ouvrages inédits des

compositeurs français ou étrangers qui, dans l’intérêt ex¬ clusif de Y art, pourraient être livrés, chaque année, a l’appréciation du public. L’auteur aurait le droit, une fois sa partition reçue, de désigner, quand il s’agirait d’une scène lyrique ou de tout autre morceau de chant, les artistes membres de la Société qu’il désirerait avoir pour interprètes ; il aurait encore celui de désigner des artistes étrangers a la Société, mais alors sous la condi¬ tion d’apporter, a ses risques et périls, leur consente¬ ment.

Le gouvernement, qui, dans notre pensée, représente¬ rait toujours l’élément démocratique de l’institution des concerts, lui affecterait un local plus en rapport avec sa destination nouvelle. Jaloux de populariser réellement les chefs-d'œuvre anciens et contemporains, il appelle¬ rait aux séances de la Société le plus grand nombre pos¬ sible d’auditeurs nouveaux ; et , dans cette intention , il ferait un réglement pour interdire la location des loges avant le premier mois qui précéderait l’ouverture de la saison. Ce réglement arrêterait, en outre, que les places de parterre ne pourraient être prises qu’au bureau. Un autre réglement, délibéré dans le sein de la commission, fixerait le mode de recrutement de la Société. Celte ques¬ tion est très grave et devrait être mûrement examinée. Voici quelques idées sommaires sur une des manières possibles de la résoudre heureusement. Nous voudrions quece recrutementeûtlieu d’après les basesles plus larges, c'est-à-dire qu’on nese bornât pas a pourvoir aux vacances au fur et a mesure qu’elles s'effectueraient, soit parle dé¬ cès, soit par l’absence prolongée au-delà d’un certain terme, des membres titulaires. Il serait formé, par la voie du concours, une catégorie de membres surnuméraires dont le nombre serait égal au quart environ des titulaires. Les conditions de ceconcours seraient toutes particulières : on devrait y faire figurer, selon nous, pour épreuve prin¬ cipale (il s’agit ici des instrumentistes), l’exécution d’un quatuor. Lésai listes savent en effet que l’interprétation de cette musique spéciale esl la pierre de touche du bon sym¬ phoniste. Un morceau, dans lequel le candidat jouerait principalement et accompagnerait touralour, devrait éga¬ lement faire partie du programme d’examen ; enfin, lecan- d biaiserait interrogé sur les principes de la composition musicale. Les membres surnuméraires devraient assistera toutes les répétitions et ne pourraient faire partie du con¬ cert qu après avoir ainsi acquis une expérience suffisante.

Les

moitié

places vacantes leur seraient exclusivement affectées, tié au choix, moitié a l’ancienneté. Le gouvernement pourrait d’ailleurs leur allouer des gratifications sur le fonds destiné à l’encouragement des beaux-arts.

Il esl un pays voisin l'étude de la musique occupe un rang fort important dans renseignement général, c'est la patrie des Haydn, des Mozart, des Beethoven , des Weber. En Allemagne , les maîtres de musique ne peu¬ vent exercer, sans avoir pris, dans leur ait, des guides universitaires; celui de docteur en musique est l’objet d’une grande considération. C’est une excellente idée dont l’Angleterre s’est emparée depuis quelques années, et que nous verrions avec plaisir importer en 1 rance, oii son application favoriserait les bonnes études musicales. En attendant la réalisation de ce vœu, nous ne trouve¬ rions aucun inconvénient, et il y aurait au contraire des avantages certains, a ce que le grade de docteur put être donné aux sommités de la Société des Concerts, une fuis qu’elle aurait été placée sous le giron administratif, parce qu’elle serait considérée ( et elle l’est en réalité), comme une école normale pour les chefs d'orchestre. \ ce grade serait attaché le privilège, en faveur de ceux qui l’auraient obtenu , de concourir seuls pour les places de professeurs au conservatoire et dans les au- Ires institutions musicales palronecs par 1 Liât , ainsi que pour les emplois de chefs d’orchestre des théâtres royaux.

A ces diverses conditions et au moyen de quelque* autres réformes d une nature plus délicate, plus intime, sur lesquelles nous nous réservons de dire plus tard notre opinion , nous avons la certitude que la Société des Concerts rendrait a l’art les services les plus signa¬ lés.

Un mol , maintenant , en terminant, sur les six pre¬ miers concerts de la saison. Beethoven en a fait , connue par le passé, a peu près seul tous les frais. A la dernière séance, toutefois , nous avons assisté a l'exécution de la symphonie en ut mineur de Mozart. Cette œuvre remar¬ quable par le charme, la verve, la fécondité, l'enchaîne¬ ment heureux . le développement facile et lucide des idées, a été rendue a l’orchestre avec sa supériorité ac¬ coutumée. Le public ne nous a cependant pas semblé touché de toutes les beautés qu’elle renferme. Il v a en de sa part un peu de froideur et d’hésitation. Les habi¬ tués de la Salle des Menus ressembleraient-ils à certains auditoires de notre connaissance dont les suffrages ne sont pas le fruit d une appréciation personnelle . iudépen- dante, éclairée, mais un hommage conventionnel a des œuvres ou a des hommes adoptés par la mode ?

La Société a donné, en outre, cette année, deux svm- phonics inédites en France, «pii ont été écoulées avec un intérêt, sinon avec un succès égal. L'une est de l’auteur do \' Oratorio de Saint-Paul . M. Mendelshon Barlholdv . une des célébrités musicales actuelles de l’Allemagne;

I autre de M. Sehxvencke , artiste tout-a-fait inconnu en deçà et au-dela du Hliin. La symphonie de M. Bar- iboldy atteste un talent facile, très exercé , et une remarquable habileté de formes; les idées ne sont ni abondantes, ni élevées, mais bien exposées, prudemment

u :s bf w \-m\ts.

conduites et franchement dénouées; du reste, peu ou pas d’effets d’orchestre nouveaux cl piquants; somme toute, un succès d’estime. Celle de M. Scliwencke est , au contraire, une œuvre d’une grande importance, cl révèle chez rauteur un talent de l’ordre le plus élevé. C’est une composition remplie de jets hardis et en meme temps pleine de correction cl d’élégance. Le final se fait remarquer par la grâce et la fraîcheur des motifs; mais les trois premiers morceaux ont surtout produit une vive sensation. Le succès de M. Scliwencke est un argument «le plus en faveurde nos idées sur la nécessité d’obliger la Société des Concerts a ouvrir plus souvent le sanctuaire aux jeunes talents qui se pressent en foule sur le parvis. Croirait-on que M. Scliwencke avait attendu plusieurs années la faveur dont il a été l’objet, et qu’il a vécu jus¬ qu’il ce jour de quelques arrangements pour le piano sur des motifs des opéras en vogue, tristes aumônes qu'il arrachait avec peine au dédain des éditeurs!

I.a société vous a fait entendre trois solistes, dont deux pianistes : 1\I. Scliwencke, qui a échoué; Mlle Oltavo, qui n’a obtenu qu’un succès de galanterie , et le violo¬ niste Sivori, que nous aurons ii apprécier dans un pro¬ chain article , en rendant compte de ses propres con¬ certs.

Les soirées musicales ont été nombreusescel hiver; les I taliens ont souvent passé l’eau, et la musique de don Pas- tjuale avec eux. Les salons du capilaineRnox, l’infatigable membre du comité de secours des Anglais pauvres il Paris, ont été fort suivis. On y a entendu, pour la première fois à Paris, une cantatrice célèbre de l’autre côté du détroit , inistriss llampton, dont on avait annoncé rengagement aux Italiens, engagement ajourné il la saison prochaine. Mistriss llampton, qui est Irlandaise, a chanté dans toute leur simplicité , et avec un charme de voix inexprimable, des mélodies populaires de son pays, bien de plus ten¬ dre, de plussuave, et quelquefois de plus pathétique, que ces naïves ballades dans lesquelles une population déci¬ mée par la faim, courbée sous la domination de fer d’un impitoyable vainqueur , a déposé le secret de scs souf¬ frances , ses cris de douleur cl de vengeance. La partie française de son auditoire, sous l’ impression de la lecture des Mémoires de l’Irlande , dont O’Connel vient de pu¬ blier a Londres le premier volume, a applaudi avec en¬ thousiasme â ces fortes et originales productions des mu¬ scs populaires de Pile d’Emeraude (Emerald Island). La voix de mistriss llampton est un soprano élevé, avec de belles notes de contralto ; son chant est sur , correct et touchant ; elle vocaliseavec agilité, mais avec sobriété. Le morceau capital de la soirée a été un délicieux trio , tiré de l’opéra ( inédit en France ) de Falstaff, du compositeur anglais AI. balfe, dont l’Opéra-Comique ré¬ pète en ce moment une partition en deux actes. Ce trio a été chanté avec une rare perfection par mesdames llamp¬ ton , Pauline Viardot et balte. Mentionnons encore la ravissante ballade : The buting of my own heurt , com¬ posée par Osborne , et chantée avec un sentiment exquis par mistriss llampton, qui est sa sœur. Nous avons égale¬

ment entendu avec intérêt , du même compositeur . un re¬ frain montagnard, avec accompagnement de violoncelle, pour voix de soprano, deux études imitatives pour le pia¬ no. intitulées F Hirondelle et la Tarentule , et une fantaisie brillante sur des thèmes tirés de l’opéra de Colcanthe de AI. Balfe.

AI. balfe a donné quelques jours après une soirée des¬ tinée a faire connaître ses productions en France. Les sommités politiques et littéraires , artistiques et musica¬ les se pressaient dans ses salons. On y voyait réunies Al'"'* balfe , cantatrice distinguée comme son mari , AInies Viar¬ dot . , llampton , Anna Thillon , AIUc Nissen , que AI. balfe a fait engagera l’Opéra-Comique , et qui doit débuter dans son nouvel ouvrage; Duprcz, Roger, Botelli , le vieux G ail i , une des plus belles voix de basse de son temps. Osborne, le violoniste Oury, etc.; le talent élevé , drama¬ tique, de AI. balfe, déjà si apprécié en Angleterre et en Italie, ont reçu dans cette soirée l’éclatante et dé¬ cisive consécration du public parisien. Ceux qui ont assisté ii Londres, en 1850, aux représentations de. la il/ aid of Artois de AI. balfe , se souviennent sans doute de cette scène éminemment théâtrale l’on voit l’héroïne abandonnée dans un désert sans fin . mourant de faim et de soif, donner a son fiancé qui se meurt sa dernière goutte d’eau. Au moment les deux amants étroitement enlacés vont rendre le dernier soupir, ou en¬ tend dans le lointain des bruits de pas, ce sont leurs libé¬ rateurs.... A ce moment, Aime Alalibran se relevait avec un cri de joie, d’une joie folle, frénétique, et attaquait, aux applaudissements de la salle émue et transportée, avec une vigueur cl un accent d’une énergie sauvage, le beau final qui termine l’acte. Ce final , chanté a la soirée de AI. balfe par Mme Yiardot-Garcia, avec des paroles italien¬ nes, a produit également un effet d’entraînement, bien n’égale la puissance, la vigueur, la justesse d’intonation et l'inimitable précision avec laquelle la célèbre cantatrice a rendu ce passage vraiment admirable. Les artistes , les véritables artistes surtout ont applaudi avec fureur. M. balfe. qui accompagnait au piano, et dont tout le monde apprécie le jeu fin, délicat et intelligent, semblait lui- même transporté: il reconnaissait que AIrae Viardot avait égalé, dans ce difficile et décisif passage, sa célèbre et tant regrettable sœur, AIme Alalibran ; seulement, il fai¬ sait remarquer avec raison qu’avant d’arriver a ce redou¬ table final , Almc Alalibran avait eu à chanter trois actes longs et fatigants. A. L.

Nous aurons a parler, dans un prochain article , des magnifiques soirées musicales de AIme la duchesse Decazes, (]c Mme Panckoucke, Ronconi a chanté pour la pre¬ mière fois a son arrivée a Paris, et de Almc Borain, nous avons assisté a deux des plus beaux succès de la saison, obtenus, l’un parle pianiste AVilmers, l’autre par le chanteur bévial. l'ancien ténor de l’Opéra-Comique. revenu d’Italie avec une des voix les plus étendues, les plus svmpathiques que nous ayons entendues.

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LES BEAUX- A RTS.

Par ordonnance du roi , M. Ch. Texier a clé nommé commissaire royal près les établissements des beaux-arts : Ecole des beaux-arts, École gratuite de dessin des garçons et des demoiselles. Par sa nouvelle position , M. Ch. Texier est chargé d’assurer l’exécution des réglements et des décisions du ministre. La nécessité de cette surveil¬ lance est depuis longtemps reconnue.

M. le ministre de l’intérieur vient de commandera M. Damnas, sculpteur, une statue représentant le génie de la navigation, destinée a la ville de Toulon.

Le renouvellement des statues du jardin du Luxem¬ bourg. mutilées presque toutes, paraît décidé par M. le ministre de l’intérieur ; mais ces travaux ne peuvent être exécutés que d année en année, selon les ressources du budget des beaux-arts. Deux statues sont commandées : V cl lcd a a M. Maindron , et la célèbre sainte Geneviève a M . Memer. Le choix de ces sujets indique que l’adminis¬ tration préfère, pour celte décoration, les personnages de notre histoire aux personnages grecs et romains, et aux figures allégoriques.

—Il vient d’ètre pris, par le ministre de l’intérieur, un< lecision qui a pour but d’éloigner les sollicitations det

artistes sans talent. A l'avenir, les ouvrages commandés par le gouvernement , et qui n’auront pas été convena¬ blement exécutés , seront laissés a la charge des artistes, celte sage mesure mettra l’administration en garde contre des influences tout-h-fait étrangères aux beaux-arts.

I.c conseil municipal de la ville de Lyon a voté l’ércc- üon d’une statue en bronze de Jean Cléberger, premier fondateur de l’aumône générale , qui dota la ville de Lyon de plus de dix millions. M. le ministre de l’inté¬ rieur a alloué, pour ce monument, une somme de six mille francs.

La galwrre 1 Expéditive, qui apporte eu Fraut sarcophage antique que le roi a fait acheter a Salom

01 ,cs s™1',uu'cs <l"c M- CU. Texier a recueillies a gueste de Méandre, a terminé, depuis quelque temps quarantaine a Toulon. Elle a repris la mer et tait , pour le Havre, ou elle abordera dans les premiers i,

d’avril. Les marbres seront déposés sur des chalands, <>[ dirigés sans délai sur Paris. Le gouvernement compte en faire une exposition publique. Ce sarcophage est, dit-on , de la plus grande beauté. Quant aux bas-reliefs du temple de Diane, ils consistent en SI mètres de frise représentant des combats de Grecs et d’Amazones : leur antiquité remonte a Alexandre ; nous n’avons pas de sculptures de celle époque. Nous devons ces précieux morceaux a l’expédition de MM. Ch. Texier, C/ergct ri Clément Boulanger, enlevé trop tôt aux arts au milieu de nombreux travaux commencés.

M. le ministre de l’intérieur vient d’acheter a madame veuve Blanchard, mère du jeune artiste récemment dé¬ cédé, une copie de la Calathée de Raphaël. Ce tableau est destiné a l’Écoledesbeaux-arts, a laquelle il a étédonnésur l’instante recommandation de M. Ingres.

M. le ministre de P intérieur vient d’acheter un buste de Lebrun exécuté par Houdon. Ce buste est destiné a l’Académie Française. La ligure amaigrie du poète rap¬ pellera sans doute aux habitués de l’Institut cette épi- gramme :

Lebrun de gloire se nourrit ,

Aussi voyez comme il maigrit !

Physionomie parisienne

Le costume parisien subit de si fréquentes transforma lions qu il est difficile aux étrangers d’en suivre toute" les phases. Nous nous proposons de donner fréquent - ment des dessins destinés a constater non seulement l.t forme des vêtements, mais encore l’ élégance de la physio¬ nomie parisienne ; M. Gavarni a bien voulu se charger de cette partie de notre travail , dont la distinction est assurée parce précieux concours.

SALON DE 1843.

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e 15 mars donc , à l’heure de midi, se sont ouvertes les por¬ tes du Louvre. La foule impatiente s’est précipitée dans ces immenses galeries , chacun cherchant son nom et le nom de .scs amis; vous pensez avec quelles angoisses! Ce jury du Louvre, dont les jugemens sont sans appel, cette ridicule contrefaçon du Conseil des Dix, a pesé cette année, plus que jamais, sur les destinées des artistes et des beaux-arts , si bien que nul, dans les plus célèbres, et nul parmi les moins connus , ne se sentait à l’abri de ces lâches et injustes violences. Aussi, fallait-il les voir, les uns et les autres, les martyrs de cette an¬ née, courant et avec toutes sortes d’in¬ quiétudes, ou bien cherchant dans le livret l'indication de leurs tableaux : et si par hasard il se trouve que le tableau en litige n’a pas été chassé honteusement du Louvre, alors la séréni¬ té, l’espoir, reparaissent sur ces fronts abattus.

Pourtant, qu’il y a loin encore entre les hon¬ neurs de l’exposition et le succès? Que disons- nous, le succès? moins que cela, un peu de bruit, un peu de fumée, un peu du rien sonore dont se compose la renommée.

Voici ce qu’on disait dans la foule avant que le Louvre ne lut ouvert. On disait que le jury avait reculé lui-même devant quelques-unes de ses brutalités de cette année. On disait que le portrait de Flandrin et le tableau de Louis Bou¬ langer, et les paysages de Corot, avaient fini pas trouver grâce devant MM. les inquisiteurs de la peinture et de la sculpture ; même, cette bonne nouvelle avait été transmise en toute hâte à M. Louis Boulanger, qui avait accepté cette prompte réparation... on ajoutait que l’indi¬ gnation contre de pareils refus avait été una¬ nime, universelle, que plus d’un maitre avait enfin pris le parti de son élève -. M. Ingres lui-même , dans l'accès de son premier éton¬ nement, avait déclaré que jamais il ne remet¬ trait les pieds à l'Académie des Beaux-Arts , et que peu s’en fallut qu'il ne donnât à l’instant même sa démission. Vaines espérances, vaines

T. i.

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LES BEAUX-ARTS.

menaces! L’auteur du Mazeppa , du Triomphe de Pétrarque , des Amours poétiques , Louis Boulanger, et le paysagiste Corot, et Flandrin , l’élève bien-aimé de M. Ingres, n ont pas ob¬ tenu leur entrée au Louvre; les proscrits sont restés les proscrits. On n’en a pas voulu , on n’en veut pas. Le Roi lui-même, qui a\ait té¬ moigné à qui de droit son mécontentement de toutes ces injustices et de toutes ces violences malhabiles, n’a pas eu assez de crédit pour ou¬ vrir les portes de son Louvre aux tableaux re¬ fusés; seulement, il s’est trouvé que nous ne savions pas tous les refus du jury. C’est ainsi qu’aux noms déjà cités il faut ajouter le nom de M. Perlet, de M. Laviron, de M. Poissard, de M. Abel Lordon, de M. Barye, ce même Bai *ye, à qui feu M. le duc d’Orléans (protec¬ teur éclairé qui manquera aux artistes) avait été obligé, il y a trois ans, d’accorder une placedans sa maison pour que l’habile sculpteur y put exposer son beau surtout renvoyé du Louvre ! Mais aussi, qui donc avait pu donner cet espoir aux artistes refusés, que cet implacable jury reviendrait sur son extermination?

Cependant, soyons justes, ceci est le crime non seulement des musiciens, des graveurs, des architectes et des aveugles de l’Académie des Beaux-Arts, mais ceci n’arrive que par la faute et la coupable négligence des cinq ou six hom¬ mes de quelque mérite, dont s’honore à hon droit celte Académie. Sans nul doute, M. In¬ gres n’est que juste lorsqu’il ouvre son atelier au tableau de Flandrin, son élève ; mais cepen¬ dant si M. Horace Yernet, si M. Ingres, si M. Paul Delaroche, si M. Pradicr, si quelques autres de la même valeur, consentaient à ac¬ cepter la place qui leur revient dans le jury, s’ils étaient là, chaque jour, pour défendre pied à pied les tableaux et les statues de leurs élèves, vous verriez que ces injustices inexplicables ne seraient pas si faciles. Mais cela parait beau à ces Messieurs de s’absenter, de s’abstenir, de dire : Je ny étais pas ! Ils s’en lavent les mains comme tait Pilate. Se laver les mains, à la bonne heure; mais qui empêche d’être juste envers tous et de défendre ces jeunes gens qui sont sous votre garde? Combattez d’abord pour h‘ bon droit, et vous vous laverez les mains plus tard quand la bataille sera gagnée. Le malheur de toute cette discussion, c’est que la

plainte est trop méritée, c est quelle est trop facile, c’est qu’on ne saura pas à qui s’en pren¬ dre parmi ces juges qui se cachent dans 1 om¬ bre et qui appellent, a 1 aide de leur justice, les lâches mystères du bulletin secret. On ne pro¬ cédait pas autrement, à Venise, par la gueule de fer du palais ducal.

Entrons cependant, et quels que soient les ab¬ sents, occupons-nous des habiles, des heureux, des favoris de la fortune. Le jury a eu beau re¬ fuser des toiles et des plâtres (et des portraits, cinq cents portraits refusés en un seul jour!) vous avez encore cette année mille cinq cent quatre- vingt-dix-sept morceaux de peinture, de sculp¬ ture ou d’architecture, qui partiront dans deux mois on ne sait pour quelles contrées lointaines, inconnues, dans le dépôt des vieilles lunes et des étoiles de rebut. Mille cinq centquatre-vingt-dix- sej»t, et l’on se plaint que ce soit une exposition peu nombreuse ! Toutefois, je voudrais bien voir, au milieu de ce lohu boliu de la forme et de la couleur, quelques-uns de ces visiteurs novices qui s’en vont le livret à la main, s'expliquant à eux-mêmes le nom de tous ces portraits, le su¬ jet de tous ces drames, le coin «le terre se trouvent tant de paysages nouvellement décou¬ verts. C’est à s’y perdre, c’est à se briser le crâne de chagrin, c'est à se noyer de confusion dans toutes ces mers et dans tous ces lacs : som¬ mes-nous? dans quel pays? dans quel siècle ? sur quels bords habités ou sauvages ? A la cour de quel monarque absolu? Tout d’abord on n'en sait rien. On regarde sans rien voir, on écoute sans rien entendre, c'est la confusion des lan¬ gages, des colères, des haines, des amours, des joies et des douleurs de l’humanité. Vous en êtes ébloui, abasourdi, hébété.

Beu a peu cependant, tout sc remet autour de vous et en vous-même. Vous finissez par vous laire jour dans ce pele-mèle étrange de formes et de peintures, vous portez votre attention et votre regard sur un même point, et vous vous dites : Je ne verrai que cela aujourd'hui cYst la seule Lu on raisonnable de bien voir une longue suite de peintures, et meme de belles peintures. Ainsi unis a\ez étudié les chefs-d’œuvre du palais I itli, salle par salle, et non pas en courant, en toute haie, comme si la Riauca Capello allait passer dans ses plus beaux atours. Ainsi fe¬ rons-nous pour le Musée du Louvre. Voulez-

LUS BEAUX-ARTS.

vous, par exemple, que nous commencions par le tableau dcM. Horace Vernet? On disait qu’il n’avait rien envoyé au Louvre cette année; il a envoyé une belle toile, bien peinte et bien des¬ sinée, qui a nom Juda etTbamar. C’est encore et toujours l’Orient que M. Vernet a bien vu et bien étudié et dont il s’est passionné comme on se passionne pour la chaleur, pour le soleil , pour la vie. Dans un petit coin du désert, qui manque d’air et d’espace, Thamar, jeune et bien faite, ouvre à peine deux beaux yeux noirs tout brillants d’intelligence et de poésie. A coup sur, cette femme est pour faire tomber le vieux Juda dans un piège. On dit que c’est un chapitre de la Rible; à la bonne heure, si non c’eût été de la belle et bonne pornogra¬ phie. Certes, cette jambe nue, cet aol provo¬ quant, ce sein qui bal, nous paraissent faits tout exprès pour induire Juda en tentation. Juda ressemble un peu trop à l’IIolopherne du même peintre. Un beau chameau, un chameau à la Decamps, le pied solide, les naseaux ou¬ verts, n'est pas le personnage le moins impor¬ tant de cette prétendue scène biblique. Voilà un artiste qui dure, M. Horace Vernet ! Voilà un homme qui ne se fie pas à l’esquisse, qui ne se contente pas d’indiquer un tableau, mais qui achève avec soin son œuvre commen¬ cée ; en un mot, ce que fait M. Horace Vernet, c’est de la peinture. Il aime son art au point de ne rien céder ni au caprice, ni à la fantaisie, ni à l’idéal ; vous pouvez regarder longtemps ces solides peintures sans avoir peur de vous tromper ou d’être trompé. Ne me parlez pas des faiseurs de dupes dans les arts! et cependant que de dupes ils ont faites, tous nos illus¬ tres modernes, à commencer par la musique scintillante de Rossini, par l’éloquence de M. lîerryer, par les vers de M. Casimir Delavi- gne, parles tragédies de M. Victor Hugo, à fi¬ nir parles déclamations éloquentes de M. de La¬ mennais et les utopies merveilleuses de ce grand écrivain appelé George Sand !

Puisque nous parlons de la vraie et sincère peinture, arrêtons-nous devant le tableau de M. Robert Fleury, et regardons-le tout à notre aise. Nous avons été assez heureux, et vraiment c’est jouer de bonheur, pour donner dans ce livre la représentation très exacte de ce beau tableau : Charles-Quinl ramassant le pinceau

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du Titien. Mais quelle que soit la fidélité de l’image, l’image ne saurait rendre la force, la grâce, le calme de cette admirable compo¬ sition. Titien, le vieux maître, si vénérable, a laissé tomber son pinceau aux pieds de l'Empe¬ reur de toutes les Espagnes, pendant que l’Em¬ pereur et sa cour étaient attentifs et tout occupés à regarder l’œuvre nouvelle! Alors Titien des¬ cend de son échelle pour ramasser le noble outil échappé à ses mains puissantes; ce que voyant, Charles-Quint se baisse et de sa main royale il ramasse le pinceau du vieillard. C’est une scène pleine d’intérêt, de charme et d’une cer¬ taine grâce historique qui n’est pas sans gran¬ deur. Nous avons entendu des connaisseurs qui se plaignaient du sang-froid , de l’assurance et du peu d’émotion du peintre, se voyant ainsi se¬ couru par un si grand roi ; nous avouons que pour notre part nous ne comprenons guère cette critique. Quoi donc! il eût fallu, pour bien faire, que l’empereur se fût précipité sur le pinceau du maitre, et que les courtisans se fussent pré¬ cipités à l’exemple de l’empereur, et que Titien fût descendu en toute hâte de son échafaudage, en s’écriant: Que faites-vous, sire ? Quoi donc! cette noble tète du roi, ce beau front du erainl peintre, tous ces jeunes gens , et ces vieux sei¬ gneurs de la cour, les uns et les autres ils au¬ raient joué le mélodrame à propos d'une ac¬ tion de bon goût et qui ne sera jamais plus royale que lorsqu’elle sera plus simplement ac¬ complie? Mais voilà ce qu’on ne peut pas faire comprendre à certaines gens qui visent toujours à l’elfet, au bruit, au mouvement en toutes choses. M. Robert Fleury ne pouvait pas mieux faire que de se maintenir dans cette simplicité. D’une action bien naturelle, l’emphase peut

pie les Mémoires de Dangeau, à ce passage il est raconté qu’un jour le comédien Daneourl marchait à reculons en parlant au roi Louis XIV. Comme on approchait de l’escalier, le roi retint le comédien par b* bras : Prenez garde , Dan- court, vous allez tomber ! Quoi de plus simple ? quoi de plus naturel? Et ne voyez-vous pas que M. de Dangeau parlant de cette belle ac¬ tion , est pour le moins fort ridicule de s'écrier : Le grand roi /'encore une fois, M. Robert Fleury a eu franchement raison de ne pas res¬ sembler à M. de Dangeau.

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M. Léon Cogniet, un autre inaitre, obtiendra, en concurrence avec M. Robert Hcury, les honneurs de cette exposition qu'à eux deux ils ont sauvée. Ceci est de la grande peinture et sérieusement méditée, sentie, accomplie, t-e grand peintre dont Venise s honore, le Tintoiet est assis au lit de mort de sa fille. Il lait nuit , la lampe projette des clartés rougeâtres der¬ rière un long rideau de soie; a demi envelop¬ pée dans son suaire, la jeune fille étendue la conserve encore cette rare et limpide beauté qui était l’orgueil de son père et 1 orgueil de Venise. Est-il bien vrai , juste ciel ! que la mort ait passé par là? Quoi ! ces beaux yeux ne vont plus s’ouvrir? Rien ne bat plus sous ce jeune sein affaissé sur lui-même. Ces belles mains sont mortes comme tout le reste. Plus rien ne reste de Pâme heureuse et tendre qui habi¬ tait ce noble corps. Lui, cependant, le malheu¬ reux père, il veut au moins arracher à la mort le souvenir de cette beauté anéantie, et il appelle à son aide tout son courage. La tète du peintre ressemble parfaitement à cet admirable portrait du Tintoret que nous admirons au musée du Louvre. De ce beau modèle, M. Léon Cogniet s’est inspiré avec, un rare bonheur.

M. Granet, cela va sans dire, n’a pas oublié de nous faire part de ses travaux de l’année. C’est un artiste laborieux, d’une conscience facile à vivre, qui ne donne rien au hasard, et qui depuis bien longtemps nous fait admirer avec le plus grand sang-froid du monde le même moine, gris ou blanc , avec ou sans ca¬ puchon. 11 faut une grande habileté, savez-vous, et pas mal de bonheur pour faire accepter ainsi et célébrer par toutes sortes de louanges le même tableau pendant vingt ans de sa vie. Un moine, plutôt heureux que malheureux, plutôt bien¬ veillant, (pie fanatique , plutôt rassasié et chan¬ celant sous le petit vin du couvent qu’à jeun et en prières, tel est le héros sempiternel de M. Gra¬ net ; un monastère bien tenu, bien bâti, pas trop gothique, pas trop sombre, tel est le lieu de la scène; une cruche de grès, un banc, une belle lumière qui s’échappe des arceaux, des verres, quelquefois même un livre et un Christ, tels sont les accessoires. Ne demandez rien de plus a M. Granet; il ne sait faire que cela, il n’a fait, il ne fera que cela toute sa vie; il ne veut pas , ou, pour mieux dire, il ne peut pas en faire

LES BEAUX- ARTS.

davantage. Quand il ne s’en prend pas aux moines , M. Granet s’en prend aux religieuses, ce qui est un bon moyen de retrouver son cou¬ vent, son livre, son Christ, sa lumière bleue et les dalles sonores qui se perdent dans le loin¬ tain. Voilà comment celle année encore vous avez (b* M. Granet le Monastère de Sainte-Claire à Rome, le Pharmacien du courent , une triste et froide raillerie qui ne vaut pas les bouffon¬ neries de M. Liard ; de beaux petits solitaires qui se bâtissent une chapelle : le monument sera long à faire, tant nos architectes y mettent de précaution et de cérémonie. Le qui vaut encore un peu moins que ces trois tableaux-la, c’est le Baptême de M. le dur de Chartres dans la cha¬ pelle des Tuileries. La chapelle des Tuileries n’est pas un monument religieux ; c’est un salon disposé pour qu’on y puisse entendre la messe : il fait nuit, on est au mois de novembre, les cierges jettent une clarté trop vive pour un homme (fui aime le clair-obscur, et enfin cet or, ces broderies, ces grands cordons, ces riches uni¬ formes, ces plumes flottantes, toute cette soie, tout ce velours ont du rendre M. Granet bien malheureux. Laissons-le enveloppé dans sa robe de moine, les mains dans les deux manches, la tête ensevelie sous le capuchon ; M. Granet a renoncé depuis longtemps à Satan, à ses pompes, à ses œuvres et à ses vanités.

Tout au rebours, voici un très-aimable et très- égrillard coloriste, M. Eugène Giraud ; celui-là , il a jeté depuis longtemps le froc aux orties, il aime avant tout les couleurs chatoyantes , les meubles dorés , les nœuds , les aciers, les cor¬ dons, les diamants, l’or et les perles; tout ce qui luit, tout ce (fui reluit , tout ce qui brille est de son domaine. Apportez, apportez les tissus les plus divers, les satins , les taffetas, les velours, les étoffes rayées, les bas de soie, les paniers, les éventails , les talons rouges, et surtout don¬ nez-lui des jambes effilées, des mains blanches et mignonnes, des dents qui brillent , des lèvres pétillantes, des yeux de vingt ans et des corps de seize ans à peine ; laites en sorte que vos mo¬ dèles soient bruns et blonds , qu’ils aient des cheveux longs et touffus et des tailles à entrer dans vos dix doigts , et vous verrez comment notre homme saura tirer bon parti de ces jeu¬ nesses , de ces élégances, de ces fantaisies. En pareille occurrence , M. Granet tournerait la

LES BEAUX-ARTS.

tète, et c’est à peine s’il risquerait un œil. M. Giraud, lui, l’effronté! il regarde ces belles peti¬ tes personnes de façon à les faire rougir, si elles avaient le temps de rougir. Mais , ma foi ! il s’agit bien de rougir ! Il s’agit que ces jolis pe¬ tits êtres du Versailles de M. le Régent sont occupés à faire des crêpes. C’était le grand grand plaisir du jeune roi Louis XV. Des crêpes, un feu bien flambant, toute la cour dans ses plus beaux atours , les Dubarrys en fleur, les Pom- padours naissantes, les belles petites Château- roux qui s’essayent déjà aux tendres sourires ; voilà le thème deM. Eugène Giraud. Il s’exerce à reproduire toutes ces grâces , toutes ces ma¬ lices. Après le jeu de faire des crêpes , arrive le colin-maillard. C’est une nouvelle et. bien plus gentille façon d’entasser les jeunes femmes sur les jeunes femmes, les fleurs sur les fleurs. Dans un beau petit bosquet, présidé par un faune qui joue de la flûte, sont réunies les plus jolies filles qui se puissent voir, et les plus es¬ piègles. Un petit abbé, gros, gras, joufflu, rose et blanc, les yeux bandés , les mains tendues, s’en va cherchant à prendre la première venue... Elles, cependant, les folâtres, elles se précipitent pour n’être pas touchées. Celle-ci se met à l’a¬ bri d'un joli petit mousquetaire de la reine, cette autre vient de tomber tout à trac, comme dirait Brantôme , et je plains le jeune abbé d’y mettre tant de conscience! 11 verrait deux bien jolies jambes et deux trèspetits pieds : l’abbé Voisenon n’y eût pas manqué. Telle est cette aimable pe¬ tite scène pleine d’esprit, de goût et d’élégance. Ce qu’on pourrait reprocher à tous ces mignons personnages, c’est qu’il y a en tout ceci bien plus de soie et de paniers que de toute autre

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chose. Ces jolies femmes sont admirablement vêtues ; mais peut-être le peintre ne s’est-il pas assez souvenu qu’un coup de vent pourrait soulever ces jupes si bien faites; et alors , que verrait-on ? Voilà la question, et si nous nous la permettons , bien qu’elle soit indiscrète, c’est qu’à coup sûr le roi Louis XV l'aurait faite en sa qualité de grand connaisseur et de grand amateur.

Dans ce salon de 1845, dont le jury a été si cruel, on a eu raison de refuser toutes les al¬ lusions à la mort de M. le duc d’Orléans, triste mort, dont ces Messieurs se seraient fait un prospectus; mais cependant d’horribles choses se sont glissées au Louvre. Avez-vous vu, par hasard , cette affreuse image de Napoléon sur son lit de mort ? cette fois il ne s’agit plus d’un homme, il s’agit d’un cadavre. Le visage est li¬ vide, les mains sont difformes, le corps a été violemment placé dans cet uniforme verdâtre, dans ce chapeau étriqué, dans ces hottes défor¬ mées. Attendez encore quelques heures, et vous verrez l’écume et la mousse venir à la bouche de ce mort. C’est horrible à voir! jamais Cur- tius n’a étendu dans scs salons mortuaires une plus effroyable figure de cire. Tableau triste, œuvre sans dignité, mélodrame impitoyable, peinture de fossoyeur! Et voilà donc ce qu'ils ont fait déjà de cette noble tête, de ce front intelligent, de ce regard qui éclairait le monde, de cette main qui portait d’une façon si vail¬ lante le sceptre et l’épée! Voilà ce qu'ils ont fait de la chanson de Béranger, de l’apothéose de l’Europe entière , de l’homme que la France a été chercher au-delà des mers, dans cette ile il avait trouvé un repos si calme et solennel '

KM VIHO.NS DK I.YON . PA H M. BLVNCUAKP.

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LES BEAUX-ARTS.

I.

De toutes les villes d’Allemagne, Mayence est une des seules qui soient réellement libres, car elle n’a même pasla peine de se gouverner. Dans ce pays de princcset de philo¬ sophes, son existence est exceptionnelle : elle n’a ni cour, ni université, ni grand-duc, ni étudiants, peu de Raths et pas un seul savant.

Appartenant nominalement au grand-duc de Hesse- Darmstadt, et gouvernée (quant au département civil du gouvernement) par des Darmstadlois, elle est occupée par des Prussiens et des Autrichiens, qui, dès que dix heures sonnent, ferment les portes delà ville a ses habitants, et les empêchent de rentrer chez eux sans passe. Malgré tout cela, le véritable Jiiirger allemand ne se trouve en quelque sorte qu’a Mayence. Pldegraalique et indépen¬ dant, bienveillant mais entêté, maître de dire et d’écrire tout ce qu’il voudra, ravi de sa liberté; sinon riche, du moins a son aise, dans un pays si peu suffit aux besoins de la vie, délestant les Prussiens et se moquant des Autrichiens, il se soumet a tout en grognant contre tous, et dit qu’il est bien fier d'être Mayençais, tout en regrettant de ne pas être Français, et en rappelant a tout le monde qu’il l’était en 1814.

Le duc de Nassau, quoique si voisin, honore rarement la bonne ville de Mayence de sa présence ; tout au plus si l’aristocratique marchand d’eau de Seltz abandonne une fois par an Biberich et la Platte, ses chiens, ses chasses et ses courtisans, pour venir s’installer dans la loge des étrangers, lorsque les troupes de Francfort, de Manheim ou de Darmstadt prennent le parti de massacrer Don Juan au théâtre de Mayence.

Nulle part, en Allemagne, mène-t-on plus joyeuse vie que dans la ville natale de Faust et de Guttemberg?

Vous êtes-vous jamais arrêté sur le pont de bateaux, et, le dos tourné a Cassel, avez-vous regardé Mayence quand le soleil se couche derrière elle a la lin d’un beau jour d’été? Elle est bien belle alors ! Ses tours et ses clo¬ chers se dessinent sur le ciel, qui semble vouloir l’enve¬ lopper dans son manteau d’or et de flamme, tandis que le Rhin, calme dans la conscience de sa force, roule ses ondes bleues et profondes devant elle, et se tortille â scs

pieds comme un serpent familier a ceux de sa maîtresse. Il lui chante a voix basse une mystérieuse chanson d’amour ,

musique â laquelle elle s’est endormie depuis des siècles. A gauche, la petite Weiscnau se niche coquette¬ ment dans son berceau de vignes comme une chatte blan¬ che dans un panier de mousse verte; tandis qu'a droite Mombach et Gonzcnhcim ont Pair d’être gardés a vue par¬ les grands et sombres peupliers qui s'élèvent le long du r ivage, et qui, a la lumière incertaine du jour qui s’en va , ressemblent a de noires ombres gigantesques et tristes, qui reviennent en soupirant visiter les lieux elles ont aimé autrefois.

Quand le jour se baisse, que la gentille ville goûte son premier sommeil (car elle se couche de bien bonne heure), et que le silence n’est interrompu que par la cloche sainte et sonore de la cathédrale . ou par la trom¬ pette qui sonne la retraite sur les remparts, traversez h- pont, et rentrez dans la ville par la Panuleplatz. Au clair de la lune vous apercevrez encore quelques cou¬ ples qui se sont attardés exprès en revenant de la pro¬ menade. Vous verrez briller des petites lumières dans les étages supérieurs de presque toutes les maisons, et der¬ rière des rideaux tout blancs, se tracer des ombres de femmes ; ou bien de temps en temps une jeune lille (pii . ne pouvant supporter la chaleur de sa chambre, vient respirer l’air de la nuit et sentir l’odeur des tilleuls . â sa croisée ouverte.

Quittez la Paradeplatz , et allez plus loin. Vous mon¬ terez la Grossc-Bleiche; en passant devant les deux ca¬ sernes de cavalerie, vous entendrez les vils et joyeux propos de quatre ou cinq dragons prussiens, et autant de uhlans autrichiens , qui achèvent de fumer leur pipi*. V l’hôtel d’ Angleterre il y aura encore des lumières dans la grande salle, et autour de la Neue-Brurmen vous verrez un groupe de jeunes filles jasant et riant a voix basse, leur cruche â la main , et leurs magnifiques cheveux nattés comme des couronnes autour de leur tête : ce sont des servantes qui , sous prétexte d’aller chercher de l’eau a la fontaine , viennent passer quelques instants à causer avec leurs amants ou leurs amies, et qui , en allant regagner la maison, n’ont qu’un désir au monde :

celui de se faire suivre, prendre la taille ou embrasser parle premier passant. Maintenant, tournez a gauche; passez dans la 1 hier-markt-St russe , et dites si elle n’est pas bien jolie avec ses blanches maisons, et le \ ieux ch⬠teau du commandant prussien (pii la termine? Mais ici arrêtons-nous : c’est avec les habitants d’une deces maisons a jardins et a jalousies qu’il faut que je vous

fasse faire connaissance.

Friedrich, ou, comme on 1 appelait ordinairement, Intz Felscnheim avait quitté l’université et demeurait h Mayence, sa ville natale, depuis un an. U était l’unique enfant d un père et d’une mère (pii l’aimaient également ; le premier, parce qu’il en était fier, la seconde, parce qu'elle ne pouvait s’en empêcher. Après bien des discus¬ sions conjugales, sur la meilleure ou la plus mauvaise ma¬ nière d’élever les enfants, on finit par tomber d’accord , et a Fâge de quatorze ans , le petit Fritz fut envoyé a la plus turbulente université d’Allemagne, a Heidelberg.

LES BEAUX- A RTS.

Son père mourut, et, a l’époque dont je vous parle, Fritz avait une très belle fortune, une assez belle figure, et, de plus, vingt ans.

11 était bien le meilleur enfant du monde; prêt à se battre avec le premier venu, et a donner sa fortune en¬ tière pour un ami ; aimant sa mère a l’adoration, et sa cousine Berthe comme une sœur ; faisant de très beaux vers, chantant assez mal avec une magnifique voix de basse-taille, sachant le Faust et le don Juan par cœur,

jouant Karl Moor a ravir, écrivant mainte page fort nébuleuse sur le suicide, et fumant quinze pipes par jour. Après cela, il est certain que , dans tout autre pays du monde, Fritz Felsenheim eut passé pour fou. En Allemagne on le regardait comme un schwarmer, mais en France ou en Angleterre, il lui eût été impossible d’é¬ chapper a Bedlam ou a Charenlon.

11 croyait a tout ; sa tête était remplie de douces illu¬ sions et de gentilles superstitions. 11 rêvait l’amour, mais l’amour éthéré, l’amour des sylphes et des ondines. 11 était poète moins par la tête que par le cœur, et folle¬ ment épris de la nature. Au grand désespoir de sa mère, il allait quelquefois passer des nuits entières a rêvasser dans les champs, se couchant sous un arbre, et regar¬ dant la lune et les étoiles. 11 prétendait avoir vu et enten¬ du d’étranges choses dans ses promenades nocturnes, et croyait que les fleurs lui racontaient leurs secrets d’a¬ mour le soir sous les acacias. 11 passait des heures en¬ tières a contempler les rayons tremblants de la lune qui frémissent de plaisir lorsqu’ils se baignent dans l’onde, et vous lui eussiez dit qu’une des étoiles du ciel était amoureuse de lui, qu’il vous eût naïvement demandé la¬ quelle, et se serait mis, de la meilleure foi du monde, il l'adorer de toutes les forces de son âme.

Le cabinet de travail de Fritz donnait sur un jardin situé derrière la maison. Ce jardin se composait d’un assez large carré, flanqué des deux côtés de sycomores , de lilas et d’acacias; une grande pelouse verte au milieu,

une haute muraille blanche au fond, et, dans un coin, une espèce de berceau où, dans la belle saison, quand elle n’allait pas a l’yînlage avec sa nièce, Mme Felsen¬ heim prenait son café tous les jours après dîner.

Fritz venait de rentrer. La matinée était superbe, et midi n’avait pas encore sonné. A peine eut-il jeté sur une table sa casquette d’étudiant, qu’il alla prendre un très-beau meerschaum accrochéa la glace, et , se laissant tomber dans un fauteuil près de la croisée ouverte , se mit a savourer nonchalamment les délices du tabac.

C’était une de ces splendides journées du mois de juin qui vous rendent tout travail impossible, et vous font rê¬ ver d’amour les yeux a moitié fermés. Le soleil brillait dans tout l’éclat de sa gloire, le ciel était d’un bleu ardent, l’oiseau se taisait sur sa branche ; les ailes du vent étaient tellement chargées d’odeurs aromatiques que, ne pouvant voler, il s’était endormi, et prenait son sommeil, mollement bercé sur le haut des arbres dont les feuilles se ployaient a peine sous son poids imper¬ ceptible. Les fleurs qui remplissaient le parterre fait au centre de la pelouse verte exhalaient des soupirs parfu¬ més. Elles parlaient un doux et mystique langage,

chantaient au soleil de petits hymnes embaumés, et répandaient autour d’elles comme une vapeur d’harmo¬ nie.

Fritz était immobile depuis un quart d’heure, lorsque toul-a-coup, en levant la tête, il lui échappa une excla¬ mation de surprise et de joie, et, laissant tomber sa pipe, il s’élança vers la fenêtre.

Sur le grand mur blanc, au fond du jardin , se dessi¬ nait clairement et distinctement une ombre de femme. Elle était debout, mais sa figure était tournée de telle sorte qu’on ne pouvait voir que la forme de la tête . la ligne du cou et la taille. Il est certain que ce dut être l’ombre d’une femme faite a ravir ; car sa tête était petite comme celle de Vénus, sa taille fine comme celle d’une Circassiennc , et son cou gracieux comme celui d’une gazelle. Elle était grande etavait je ne sais quoi d’étrange et d’élégant qui lui prêtait uu charme inexprimable. La tête se penchait, la taille se cambrait, le cou se balançait. Il y avait, dans cette ombre délicieuse , de la grâce , de la mollesse et du caprice. Elle était line comme la demoiselle bleue qui voltige sur l’étang , et souple comme le roseau sur lequel elle se repose.

Ah ! enfin le voila, belle ombre chérie! s’écria Fritz en extase. Pourquoi, pendant tant de jours, m’as- tu abandonné a la tristesse et à l’ennui ? rêve de ma pen¬ sée! reflet de mon âme! toi que, depuis plus d’un an, j’aime de toute l’énergie de mon cœur, de toute l’ardeur de mon imagination! toi qui m’as rendu insensible aux charmes des filles de la terre, ne prendras-tu jamais une forme pour que je puisse te toucher, une voix pour que je puisse t’entendre? Créature née dans l’azur du ciel, et bercée sur les nuages! s’il m’est interdit de m’é¬ lever jusqu’à ta sphère, ne descendras-tu pas une seule fois jusqu’à la mienne? La brise du soir n’égarera- t-elle jamais une tresse de ta chevelure soyeuse sur ma joue brûlante? ton haleine humide et tiède ne rafraîehi- ra-t-elle jamais ma lèvre altérée? Jamais je ne verrai les yeux baisser le voile de leurs chastes paupières sous la flamme de mes yeux ! ni ton cou de cygne se redresser

palpitant et nerveux sous ma main frémissante ! . II y

a eu des moments je me plaisais a t’imaginer belle d’une terrestre beauté. Je rêvais des petites veines bleues sous ta peau transparente, et sur ta nuque forte et blanche des petits annelets d’or, plus que le duvet de la pêche, moins que la mousse de la rose. Je me figurais ton front comme une fleur de magnolia, tes cheveux comme le feuillage brun du chêne en automne, sur le¬ quel tombe un rayon du soleil souchant, ton teint dé¬ licat comme l’anémone des bois , et ta peau fraîche comme la jacinthe qui secoue de ses pétales les gouttes de la pluie d’avril.... Tout cela n’est donc qu’une illusion trompeuse!... Toi-même, tu n’es qu’un rêve, orna belle vierge céleste !.... Ta demeure éternelle est au ciel, et ce que je vois n’est que ton reflet. Mais , pourquoi . loi seule entre toutes tes sœurs, as-tu le pouvoir de te reflé¬ ter ainsi sur la terre? Est-ce l’amour qui te donne cette puissance? l’amour pour un mortel !... Par pitié, û mon âme, ne t’en vas pas ainsi.... Dis-moi, faut-il mourir pour te trouver et te rcjoindre-Va haut dans les espaces?.

52

LES BEAL X- A BTS.

_ Dis-moi , m’aimeras-tu ? . Elle est partie ! .

Je crois que je suis fou!....

Wec cette exclamation . —certes bien motivée.— Fritz retomba épuisé dans son fauteuil.

La porte s’ouvrit doucement, et sa cousine Berlhc en¬ tra dans la chambre. Le tapant légèrement sur l’épaule :

Fritz, dit-elle de sa voix enfantine . veux-tu me faire lire un peu du Faust ?

Fritz parut médiocrement goûter la proposition : mais, vaincu par les cajoleries de sa cousine, il finit poui tant par l’accepter, et Berthc se mit a chercher avec ardeur le livre qu elle désirait.

Berthc Waldmann était la fille du frère de madame Fel- senheim, qui , par amour pour une \ iennoise qu il finit par épouser, était entré au service d’ Autriche. Aime Wald¬ mann mourut en donnant la vie a son unique enfant , et Berthe demeura à Vienne dans la maison de son père jusqu’il l’àge de six ans. Encore jeune, M. Waldmann lut atteint d’une maladie fort grave et n’eut que le temps de remettre en mourant sa fille entre les bras de sa sœur chérie, qui, lors des premières nouvelles de sa maladie . était accourue en toute hâte a ses côtés. Sa tante ramena Iterthe il Mayence, et la. installée dans la maison de M. Felsenheim , elle fut élevée avec Fritz jusqu’au départ de celui-ci pour Heidelberg. Elle ne possédait pour toute indépendance que la très petite fortune de son père (car les parents de sa mère l’avaient déshéritée lors de son mariage avec M. Waldmann). Elle était pauvre, mais elle avait seize ans et la beauté d' un chérubin. Elle tenait du sang autrichien desamère ces grands yeux clairs et bleus qui ont dans leur regard un mélange si extraordinaire d'innocence et d’amour, que, chez l’enfant, il y a de la langueur jusque dans leur naïveté , et chez la jeune fille de la naïveté jusque dans leur langueur. Sa lèvre rouge et humide comme une cerise mouillée par la pluie lui venait aussi du Danube , tandis que comme toutes les jeunes filles des bords du Rhin, sa chevelure était un manteau épais qui lui descendait jusqu’aux talons , un véritable flot de cheveux fins et soyeux, blonds comme de l’or pâle. Son teint ressemblait a la fleur du pommier au printemps, et ses dents aux blanches clochettes du mu¬ guet. Puis elle possédait une petite figure si ronde, si gaie et si joyeuse qu’on se sentait heureux en la voyant. Vvec cela, le nez retroussé le plus capricieux , et le men¬ ton le plus agaçant du monde. Quant â son pied, je n’en dirai rien ; pour le pied d’une Allemande, ce n’était ni trop grand ni trop plat ; et sa main et son oreille pou¬ vaient rivaliser de petitesse avec celles d’un enfant.

Dans sa nature, Berthe, comme toutes les jeunes filles i surtout de son pays) était doucement et tranquille¬ ment coquette. Elle rougissait et tressaillait quand on lui disait de jolies choses, et avait assez 1 habitude, en écou¬ tant d’une oreille les compliments qu’on lui faisait en lace , de tendre l’autre pour savoir si on ne parlait pas d elle a l’extrémité de la chambre. Du reste, jamais fille d’orfèvre de Nuremberg ou d’Augsbourg ne fut plus fidèle aux traditions de la vie domestique allemande.

Berllie avait ûlé sa dot depuis qu’elle demeurait chez sa tante , et tricoté, Dieu sait combien de paires de bas et

de bretelles . sans compter les coussins et les cordons de sonnette qu’elle avait brodés. Elle était l'âme delà mai son . dirigeait et ordonnait tout , surveillait la grande lessive, faisait les confilures et les comptes, et en signe de tout cela, portait à sa ceinture un énorme trousseau de clés,

La jeune fille s’approcha de son cousin, le volume de Faust à la main. Elle l’ouvrit h l’endroit Marguerite entre chez Marthe pour lui montrer les bijoux el se plain¬ dre de ce qu’elle n’ose les porter dans la rue. La-dessus Berthe se permit certaines remarques, et exprima sa vive désapprobation des moyens quelque peu vulgaires qu’em- ploie Faust pour séduire Grclehen. Fritz se mil en de¬ voir de défendre l’héroïne de Goethe, et fit a ce sujet un discours fort savant dans lequel il invoqua I autorité d’Homère et de la Genèse, compara les tragiques grecs aux maîtres chanteurs du moyen-âge, cita du latin, du grec et de l’hébreu, soutint plusieurs théories plus ou moins paradoxales , et parla convenablement du subjec¬ tif et de l’objectif. Il n’était qu’a la moitié de sa disserta¬ tion lorsqu’il s’interrompit :

Je ne puis pas l'expliquer cela, Berthe, dit-il uw*c un léger sourire, lu n’y comprendrais rien; les fem¬ mes ne peuvent pas entrer assez avant dans les hautes régions de l’intelligence.

Le faites! dit Berthe, qui, pendant tout le temps que parlait son cousin, avait été occupée a feuilleter le livre qu’elle tenait a la main le fait est. Fritz, que j ai fort peu compris ce que tu viens de me dire ; mais je sens que, si j’eusse été Gretclien, je n’aurais voulu, pour tout cadeau de Faust, qu’un peti t vergissmeinnit ht bleu, qu il aurait cueilli en sc promenant avec moi le soir au bord de l’eau, et qui m’eût dit tout bas mille choses plus douces et plus tendres de sa part que ne l'eût fait la plus belle chaîne d'or du monde.

Va! tu es un enfant!... lis.

Elle s’assit à ses côtés, et bien, bien près de lui.

Ils lurent jusqu’à l’endroit Gretclien cueille la petite fleur pour l’interroger :

Ah! enfin nous y voila! Cela te ressemble, Berl clicn, c’est bien loi.

« Il m’aime, pas. Il m'aime, pas.

« Il m’aime. «

Eb bien ! s écria Fritz qu* est-ce que lu as a présent. ''je ne t’entends pas. Ge n’est pas comme cela (pi il faut dire ce passage-là. Mols-y donc un peu d’ex¬ pression, un peu de feu! (Mais lu ne comprends

pas cela, toi ! ) Voyons, je m’en vais le lire un peu.

A partir de cet endroit, Fritz commença à lire, avec 1 accent qu ils demandent, et l’enthousiasme qu’ils exci¬ tent, les vers délicieux qui suivent, et Faust dit à Mar¬ guerite qu’il l’aime,

« Comprends-tu maintenant tout ce que c'est : il

l’aime? »

Mais, cnlant ! qu’ est-ce donc qui l’arrive? tu as l'air de vouloir te trouver mal.

le ne sais pas ce que j’ai dit-elle d’une voix étouffée, et en frissonnant. Je crois qu’il va y avoir

LES ni: Al N- ARTS.

«le l’orage : il y a sans doute du (onnerrc dans l’air.

Frilz achevait a peine de lire les derniers verc de la scène, lorsque le son d’une cloche vibrante retentit dans loule la maison. Herthe se leva tout-à-coup, et s’écriant :

Voila la cloche du dîner.

Et disparut de la chambre avec la rapidité d'un éclair . laissant son cousin dans l'étonnement le pl us profond.

Ah ! Seigneur Dieu ! dit-il avec un air de décou¬ ragement et de mépris,. en fermant le livre quelles folles créatures que ces petites filles ! ça ne comprend rien !

Quelques jours après la scène que nous venons de dé¬ crire, Fritz eut avec sa mère un entretien fort long et dans lequel il lui annonça, non sans quelque embarras et de nombreuses périphrases, son intention de quitter Mayence pendant plusieurs mois, cl de visiter Paris. Madame Felsenheim jeta les hauts cris, pleura, menaça de se trouver mal, et épuisa toutes les ressources «le la stratégie féminine, mais en vain. Fritz y opposait une résistance opiniâtre, et finit par parler de sa santé, que ruinait lentement, a ce qu’il prétendait, l’ennui et la monotonie «le sa ville natale. Si je reste ici, s’écria-t-il tout-à-coup, je deviendrai fou. Je n’étais pas pour végéter de la sorte. J’ai besoin de changement, d’activité, de mouvement, de bruit. Je veux me distraire, m’ou¬ blier!

L’air de notre Allemagne, l’eau de notre Rhin, les pins de nos bois, les vignes de nos montagnes, sont trop pleins de fantaisie et de poésie pour moi. Usine parlent une langue trop douce Union âme, trop pernicieuse à ma raison, et médisent de leurs mille voix, vagues et mélo¬ dieuses . «les choses qui m’embrasent le cœur et qui me font perdre la tête. Il faut couper court a tout cela ; j’en ai le cerveau malade.

Quand madame Felsenheim vit que la détermination de son fils était inébranlable, et «pic, par conséquent, scs pleurs ne servaient plus à grand’chose, elle s’essuya les yeux , et lorsque son agitation se fut un peu calmée :

Mais dans ce cas-là, objecta-t-elle, que deviendra Berlhe? Elle est dans l’âge une jeune fille doit se ma¬ rier. Et qui sait si a Paris lu ne formeras pas quelque autre attachement!

I

A ce mot la discussion recommença de plus belle. Le projet favori de Mme Felsenheim et de son défunt époux avait été le mariage de leur (ils avec la jeune orpheline, et Berlhe se regardait comme la fiancée de son cousin. Or Fritz venait de déclarer a sa mère «pie jamais cette union tant désirée ne pourrait avoir lieu. 11 fondait sa détermi¬ nation sur ce «pie leurs caractères ne se convenaient nul¬ lement, et sur ce qu’il n’existait pas entre leurs deux âmes celle mystérieuse intelligence inséparable de l'a¬ mour

Enfin . dit-il , pour résumer tout en un seul mot , nous ne sommes pas nés l'un pour l’autre!

A cette formule sacramentelle des enfants désobéis¬ sants, Aime Felsenheim ne sut opposer aucun argument victorieux. Fritz assura «pie sa cousine ne ressentait pour lui que l’amour d’une sœur; et sa mère voyant l’ inutilité

53

absolue de scs efforts, finit par avouer qu'elle avait déjà congédié plus d’un prétendant à la main de Berlhe, et même que peu de jours avant , un excellent parti s’était présenté dans la personne d’un riche négociant nommé Franlz Meyer. Fritz se hâta de profiter de l’occasion. Il fut convenu que l’on présenterait ce nouveau fiancé à la petite , et que, Dieu aidant . on la marierait au plus tard dans trois mois ; après quoi Fritz se rendrait à Paris en passant par la Hollande et la Belgique. Force fut à Al"c Felsenheim d’accepter ces conditions, et elle promit de faire tout ce qui dépendrait d’elle pour assurer le ma¬ riage de sa nièce.

Rentré dans sa chambre. Fritz se mit h fumer avec per¬ sévérance pendant une heure; puis prenant un livre, il s’assit près de la croisée ouverte, et lut jusqu’à ce que la nuit l’empêchât «le distinguer une syllabe d’une autre.

Qu’elle est délicieuse, la première demi-heure d’une nuit «l’été! Le vent secoue ses ailes, se réveille, et com¬ mence à chucholter avec les larges feuilles des grands ar¬ bres. La terre altérée tend sa coupe avide à la rosée; une molle vapeur argentée et tiède s’exhale de partout: le bleu éclatant «In ciel est remplacé par celte douce teinte grise si harmonieuse et si tendre. Vers l’horizon il y a une pâle lueur jaune, dernier reflet du soleil «pii s’éteint. et dans sa lumière se lève limpide et lumi¬ neuse la mystique étoile du soir. Elle brille d’un éclat pur et tempéré, et semble se baignerdans une onde trans¬ parente et dorée. L’étoile du soir _ la première qui se

lève au ciel ! que de choses son blanc rayon éveille dans le cœur ! Que de fan ténues tristes il chasse . que d’om¬ bres chéries, que de souvenirs pieux et sacrés il évo¬ que! . Vous l’avez vue , celte étoile immaculée . lors¬

que dans votre enfance, agenouillé aux pieds de votre mère. vous récitiez tout bas votre prière du soir. Vous l’avez vue lorsque, impatient, vous êtes arrivé une heure trop tôt à votre premier rendez-vous d'amour; et vous l’avez regardée, pendant que durait cette heure aux ailes de plomb, jusqu’à ce qu’elle soit devenue plus bril¬ lante et le ciel plus obscur , et que vous ayez entendu les pas de votre maîtresse dans la mousse. Vous l’avez vue , lorsqu’après avoir dit un long adieu à tous ceux qui vous aimaient, vous vous êtes trouvé seul sur le vaste Océan , errant et isolé, le ciel sur votre tête, Fonde sous vos pieds. Timide et tremblante, elle est sortie de fonde, et vous a parlé de ceux que vous aviez quittés. Elle vous parle de Dieu, de votre maîtresse et de vos foyers : Re¬ ligion. amour et patrie ! et quel langage avez-vous trouvé parmi les hommes qui vaille le sien? Elle vous rappelle jardin, ombragé de noisetiers, vous avez passé votre enfance , et ces aubépines sous lesquelles vous jouiez avec cette pauvre petite sœur si blonde et si rieuse, qui dortàpréscnt sous le grand marronnier dans le cimetière de la paroisse. Elle vous rappelle les compagnes et les jeux, les joies et les peines de votre enfance ; les amitiés et les illusions , les espérances et les craintes de votre jeunesse : Elle vous dit que vous teniez le bonheur, et «pie vous l’avez jeté loin de vous, celle pauvre petite fleur si humble et si douce , bluet caché parmi les épis du vaste champ de la vie!

5

T. I.

I, ES UK AUX- A HT S.

pour courir après l'ambition qui vous .leurra il par m>s brillantes couleurs, et qui, comme le fruit du lac As- plialtite , cache, sous son écorce éclatante , de la pous¬ sière cl des cendres ! oh ! regardez-la bien, celte étoile

divine . vous trouverez, dans ses rayons, espoir pour

l’avenir, consolation pour le passé. Malheur à vous si elle ne vous dit plus rien ; mais, trois fois malheur à vous si elle ne vous a jamais rien dit !

I,a voûte du ciel était devenue d’un bleu sombre, ha nuit s’avancait en silence : les innombrables astres du firmament s’allumaient sons ses pas et venaient éclairer sa fête éternelle.

Fritz contemplait depuis quelque temps la splendeur silencieuse de ce tableau solennel, quand soudain vint à paraître l’ombre sur la muraille blanche. Cette fois-ci , elle était comme enchâssée dans un cadre. On ne lui voyait pas plus bas que les genoux ; sa petite tête était penchée sur sa main, et scs longs cheveux épars cachaient sa taille fine et son joli cou.

Fritz la regarda tristement pendant quelques minutes.

ombre mystérieuse ! dit-il enfin, toi qui chasses le sommeil de mes yeux appesantis et la paix de mon âme troublée, qui me fais douter de ma propre exis¬

tence et de la réalité dos choses qui m'entourent . que viens-tu me dire de ta voix muette dans ce moment? Viens-tu me reprocher de quitter ces lieux je t’ai vue. je l’ai aimée? ou bien viens-tu me rassurer par ta pré¬ sence et me dire que lu me suivras dans mon exil volon¬ taire?... Ilélas! malheureux!... suis-je donc fou ?... Oh! mon Dieu!... amoureux d'une ombre!... nue «lis-jo ^ \on! tu es le reflet vaporeux dm» être plus vaporeux encore, qui ne se peut révéler aux lils de la terre que dans la beauté de la forme, non dans celle de la couleur Tu es attachée il ma destinée ; lu es ii moi par la force delà pensée et par la puissance de l'amour pur cl in fini que j’ai pour loi. Tu ne me quitteras pas ! Tu ne me quitteras jamais! A ma dernière heure , tu viendras pla¬ ner autour de ma tête, et dès que mon âme sera li¬ bre , elle s'envolera Psyché immortelle ! avec toi vers les espaces . reprenant ta couleur â mesure que lu approches du soleil . tu te développeras à elle dans toute ta glorieuse et immatérielle beauté!.... Là-haut comme ici tu seras toujours à moi. Comment 1 .. déjà tu m’abandonnes !...

L’ombre avait disparu.

Arthur Dimi.r r

CASTE!. D'aPRÈS \l. FI.ERS.

LES HEM X-ARTS.

GALERIE AGI ADO.

i.

Sous peu de jours, la collection de peintures de M. Aguado sera vendue a l'encan. Ces nombreuses et re¬ marquables dépouilles des palais et des églises d Espagne seront de nouveau dispersées. Il est probable que la plus grande partie sortira du pays.

C’est chose, de nos jours, assez rare en France que la formation d’une galerie privée de quelque importance. L’étal et la nature des fortunes n’y permet guère ce genre de luxe ; mais plus rare encore est la stabilité de ces sortes de propriétés, et leur conservation dans les mêmes mains, et dans le même lieu. La mort de leur fondateur est d'or¬ dinaire le signal de leur disparition ; elles figurent dans l'actif de la succession au même rang que le reste du mo¬ bilier, et elles éprouvent le même sort.

I.a fortune si diverse des productions de l'art, aux dif¬ férentes époques de la civilisation, fournirait matière à de curieuses et instructives recherches. Leur destinée commerciale notamment est encore presque entièrement inconnue; et il est vraiment dommage que les statisti¬ ciens modernes, qui cherchent les chiffres de toutes cho¬ ses. n’aient pas encore attaqué ce point intéressant de L histoire économique des nations. C’est 'a peine s'il existe quelques éléments d une statistique de ce genre. Quelques archéologues allemands, tels que Volkel , Sicklcr et Jacobs, en ont rassemblé des matériaux pour les temps antiques; mais ils n’ont traité avec détail qu’une des laces du sujet, l'inventaire des objets d’arts de toute es¬ pèce, et particulièrement des statues et des tableaux en¬ levés a la Grèce par les Romains, pendant le premier siècle qui suivit la conquête, et transportés par eux à Rome. Ce fut un pillage en grand, exécuté dans des pro¬ portions gigantesques, et au prix duquel les expéditions modernes du même genre n'ont été qu'un jeu. Quand on eut cessé de piller, on commença, et l’on continua long¬

temps ii acheter. Le commerce des produits de la sculp¬ ture cl de la peinture devint une branche importante et toute nouvelle d’exploitation. Le goût de l’art ou plutôt du faste, qui s’y associe, était devenu pour les riches Ro¬ mains une fureur, et cette passion ne se calma que sous lesderniers empereurs, c’est-a-dire lorsque tout ce que la Grèce possédait d’objets d’arts transportables eut été en¬ tassé dans les éd i lices de Rome, dans les palais et les villas des grands. C’est ainsi que les monuments innombrables de l’art grec passèrent en masse en Italie, ils restèrent enfouis sous terre, pendant la longue nuit du bas-empire et du moyen-âge, et dont ils ne sortirent que vers le \V et le XVIe siècles; mais il n’en sortit que des débris, la plus grande partie avait péri sous les longs ravages du temps, ou sous les coups pl us prompts et aussi sûrs de la barbarie. La peinture surtout fut totalement anéantie, et sans la préservation miraculeuse des murs de Rompcï, nous n’en saurions (juc ce que peuvent en apprendre quelques obscurs et rares passages des écrivains an¬ ciens.

L’Italie fut, dans le monde moderne, sous le rapport de l’art, ce qu’avait été la Grèce dans le monde ancien. Riche déjades dépouilles anciennement arrachées aux villes grecques qu’une longue possession avait fait sien¬ nes, elle y joignit bientôt les abondants produits de son propre sol. Luart nouveau, rival de l’art antique, s’y développa avec une puissance inouïe de fécondité dans tous lesgenres. La peinture y atteignit promptement l’ex¬ cellence qu’elle avait eue aux plus belles époques de l’an¬ tiquité. et . suivant toute apparence, la surpassa par la variété et le nombre des applications, par la grandeur des œuvres, par la perfection des procédés techniques. L’Italie, revêtue de ces splendides ornements, brillait au milieu de l’Europe encore a demi barbare d’un éclat éblouissant. Les peuples accouraient de loin pour la voir, attirés par la douccursouverainedu spectaclequ’elle donnait au monde. Mais bientôt ils ne se contentèrent [dus d'aller la visiter et l’admirer chez elle. La vue de ces richesses ne leur suffit plus ; ils voulurent aussi en avoir leur part. Les riches et nombreux visiteurs qu’elle recevait dans ses nobles cités, rois, princes et grands, n'en sortirent, plus sans emporter avec eux quelques-uns des précieux joyaux qu’elle seule savait faire, et dont ils voulaient orner leurs demeures. Dès ce moment les pro¬ duits de l’art italien commencèrent à se répandre au de¬ hors, et il n’y eut bientôt plus une ville capitale en Eu¬ rope, un palais de souverain et de grand seigneur qui ne pût montrer des spécimens plus ou moins nombreux et choisis de sa noble industrie. C’est ainsi que se formè¬ rent les premiers noyaux des galeries royales et princiè- res de l’Europe. Ce mode d’acquisition ne fut malheu¬ reusement pas toujours le seul en usage. L'Italie reçut trop souvent d’autres visites que celles des acheteurs ; elle aussi , comme la Grèce son aînée, vit plus d’une fois ses murs dépouillés par la violence. Les dernières de ces excursions ne sont pas bien anciennes. Les généraux des armées qui , il y a quarante ans , se disputaient la conquête de l'Italie, n'imitèrent que trop bien, dans leur amour pour les beaux-arts, les procédés expéditifs des

•”

Flaminius, des Marcellus. des Métellus el desMuniimus. On appelle aujourd’hui ces sortes de faits d’armes des razzias. Napoléon, qui faisait tout en grand ., et suivait volontiers , dans la partie extérieure de son rôle , los tra¬ ditions des triomphateurs romains , chargeait les four¬ gons de nos années de statues et de tableaux. Il eut me¬ me, a-t-on dit. l’idée de transporter de toutes pièces a Paris la colonne trajane, exploit , certes, sans rival ni précédent. On sait comment les fruits d’une complété que les circonstances rendaient légitimé , nous ont été i a\ is. On pourrait se consoler de celle perte, si les prétendus réparateurs de l’injure faite a 1 Italie n avaient, en lui restituant ces dépouilles, demandé en échange de ( ( su- vice le sacrifice le plus dur que puisse faire un peuph , celui de sa liberté, et enfin le dernier de tous , celui de sa nationalité.

Mais passons sur ces souvenirs. Nous ne \oulons , en les rappelant, qu'indiquer les voies diverses par les¬ quelles se sont formées et accrues les collections d art pu¬ bliques cl privées en Europe, dont I Italie a été le fonds commun dans tous les temps.

La formation de galeries de tableaux, (car il ne s’agit ici que de peinturejdes Pinacothèques, est un événement naturel et forcé dans la vie des peuples arrivés tard dans la carrière de la civilisation et qui n’ont pas un art indi¬ gène. Ne produisant pas pour leur propre compte, mais cependant assez cultivés pour aimer les plaisirs de l’es¬ prit et assez riches ou assez forts pour se procurer les moyens de se satisfaire , ils vont se pourvoir ailleurs. C’est ce que firent les Romains , et c’est ce qu’ont fait les Anglais. Cependant, dans les pays mêmes l'art local a eu le développement le plus riche et le plus parfait, il arrive un temps où, par suilcde l’affaiblissement du prin¬ cipe religieux , qui est toujours la source première de l’activité esthétique, par suite des progrès de la richesse et du goût du luxe qui l’accompagne, les productions de l’art perdent en grande partie leur destination primitive, comme expression des idées sociales , nationales et reli¬ gieuses, cl ne servent plus qu’a satisfaire les goûts indi¬ viduels. La peinture quitte alors les temples, les édifices nationaux, les tombeaux, les places publiques, et fait son entrée dans les palais privés des princes et des grands, des riches, puis dans les maisons des moindres citoyens, s’amoindrissant de plus en plus esthétiquement et ma¬ tériellement pour s’ajuster de tout point aux conditions de sa nouvelle demeure. Ce moment est marqué d’ordi- imire par le passage de la peinture sur mur à la peinture sur tableaux. Après le siècle de Périclès, la Grèce avait déjà beaucoup de galeries privées ( sans compter les mu¬ sées publics, qui d’ailleurs ne ressemblaient nullement aux nôtres par leur destination ) ; mais c’est a Rome que celte sorte de luxe prit le plus d’extension. La pinacothè¬ que était une pièce obligée dans toute maison de ville ou de campagne un peu respectable ; elle entrait dans les plans de l’architecte, comme la bibliothèque et la salle à manger. Celle de Lucullus est restée célèbre. La concur¬ rence des collecteurs élevait alors comme aujourd’hui le prix des ouvrages h des prix très hauts. Des courtiers ou experts parcouraient la Grèce pour acheter des peintures

LES BEAUX - ARTS.

au compte de leurs patrons. Il y avait des marchands.

des restaurateurs , des contrefacteurs de tableaux; bref, mut un système de commerce régulier. La marche fut ii très peu près la même en Italie, à l’époque de la renais¬ sance. Les œuvres primitives de la peinture italienne sont des sujets presque exclusivement sacrés, exécutés a fres¬ que sur les murs des églises, des cloîtres, des Cryptes, des cimetières. Jusque vers le milieu du XVe siècle, il n’\ eut que peu ou point de peintures faites pour des parti¬ culiers et pour leur usage personnel. Ce n’eslquc du temps de Raphaël , et par suite de l'extension rapide de la peinture a l’Imile, que les papes d’abord, puis les sou¬ verains qui succédèrent aux nombreuses républiques puis les seigneurs de moindre rang et les nobles mar¬ chands des villes commerçantes et industrielles de Florence, de Gènes et de Venise , et enfin jusqu’aux citadins aisés des petites capitales . voulurent avoir des tableaux dans leurs palais et dans leurs maisons Tant que la production fut dans sa force et dans sa rioded’asccndancc, la décoration des édifices publies, rc ligieuxet civils, se partagea le travail des artistes, concur¬ remment avec les commandes particulières. Plus tard . c’csl-a-dire vers le milieu du AVI b* siècle, la production se ralentit et se détériora. Les ouvrages de la belle épo¬ que devenus plus précieux furent alors recherchés avec plus de soin . et recueillis avec respect; on songea, ce qu’on n’avait pas fait jusqu'alors, il les conserver. Ils fu¬ rent successivement réunis dans des galeries qui faisaient l’orgueil des possesseurs. C’est dans le \ \ II*- et le XVIIIe siècle que se formèrent . indépendamment des pots publics des villes , ecs collections fameuses dont quelques-unes subsistent encore, non toutefois sans quel (pies déchets. Il suffit de citer parmi les anciennes les galeries A/dnhrundini , Barbe rini . Borg/irsr, Seiarru Colonna, Corsini , Falconieri (depuis du cardinal Fesch ) , Giuslimani , Ghigi , Lnncrlluti . Spnda . Doria , il Rome; a Florence , celles de Ricard \ Pilti . Corsini, h Gènes, Ba/bi , Cambiasi, Doria , Darazzo. Spinola ; a Vérone, Bevilacqua; celles des dues de Mo- dène et de Man loue. Parmi celles de formation plus ré¬ cente, mais aussi de moindre importance, et qui mérite¬ raient pour la plupart la dénomination plus modeste de cabinets, on connaît les collections Jjongbi et Pin o. ii Mi¬ lan; Lecchi c t P. Tost, a Brescia ; Brigaola, Pa/lavicini . a Gènes; Aldovrandi , Magnoni , Maresralrhi , Z atnbrt cari, a Bologne. Grand nombre de ces galeries n’exislent plus, et il en est peu qui n’aient été plus ou moins de membrées. Celle des ducs de Manloue , célèbre entre toutes, fut achetée par Charles Ier et passa tout entière en Angleterre; celle des ducs de Modène fut acquise par le due de Saxe et forma la base du musée de Dresde : cl celle de Giusliniani est venue se fondre en lX2'i dans la galerie royale de Berlin. L’Italie, accablée par l'infortune, a été ainsi souvent réduite a vendre pièce a pièce son mo¬ bilier, heureuse quand on ne le lui a pas pris de force. Cependant, malgré ses pertes si fréquemment renouve¬ lées, bien qu'elle donne toujours el ne reçoive jamais, elle est encore le pays le plus riche en tableaux, sembla¬ ble a ce merveilleux petit chien du conte qui . en se-

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couant sa patio , faisait tomber des perles tant qu’on en voulait.

En Angleterre , l’art indigène, du moins en pein¬ ture, est a peu près nul, les collections particulières de tableaux se sont multipliées plus que partout ailleurs. C’est le pays des véritables pinacothèques privées. Des circonstances toutes spéciales y favorisent leur formation et en assurent la lixité et la perpétuité. La stabilité des grandes fortunes territoriales et leur transmission inté¬ grale parle droit d'ainesse, s’opposent à ces dispersions si fréquentes dans les autres pays. Aussi tout ce qu’il en¬ tre en Angleterre d’objets d’art y reste, et \ change rare¬ ment de maître. Les tableaux appendus aux murs des vieux châteaux de Londres ou des comtés y sont comme incorporés, et ne s’en détachent pas facilement. Ils y res¬ tent religieusement conservés de génération en génération comme les portraits de famille et les armoiries hérédi¬ taires. Les nobles d’ Angleterre n’ont pas encore été ré¬ duits, comme ceux d'Italie et de France, a faire argent de leur ameublement. I ne statistique complète des tableaux de toutes les écoles existant en \nglcterrc donnerait un chiffre très élevé. Les \ n g 1 a i s font en ceci le contraire des Italiens; ils achètent toujours et ne vendent jamais; et comme ils ont la plus grosse bourse et sont de leur na¬ ture acheteurs . ils jouent depuis deux a trois siècles le principal rôle sur le marché des arts. Ils n’ont pas, a la vérité, la main aussi sûre dans ce genre de produits que dans beaucoup d’autres, et tout n’est pas également de bon aloi dans ce qu'ils achètent ; mais ils ont a la- longue et sur la quantité amassé plusde peintures qu’il ne sem¬ blent en avoir besoin, si l’on en juge par le peu d’in- lluence que ces beaux modèles ont eu sur la marche de l'art en Vnglcterre et sur le goût public. Le principal attrait de la peinture des grands maîtres est peut-être pour ceux qui l’achètent . et la gardent sous triple clé dans leurs châteaux-forts, sa rareté et son haut prix ; et il est permis de croire qu'en général, chez ce peuple, si fortement et merveilleusement organisé d’ailleurs , l’art ne provoque pas une admiration plus éclairée et une sympathie plus vive, que celles qu’on accorde sur le conti¬ nent a ces rares etsiuguliers ouvrages d’orfèvrerie, de me¬ nuiserie. de tabletterie , désignés dans la langue des com¬ missaires-priseurs sous le litre d’objet de haute curiosité.

Quoi qu'il en soit, l’ostentation de la richesse, ou si l’on veut le sentiment d’un besoin d’imagination, a de bonne heure introduit le goût de la peinture, ou du moins des tableaux, parmi les hautes classes de la société anglaise. Dès le commencementdu MT siècle, Henri Mil, qui, bien que très peu catholique et très peu papiste, aimait cepen¬ dant les images, commença une collection; un siècle après, Charles lrr. qui était amateur et connaisseur, l’agrandit considérablement, surtout par l’acquisition de delà galerie des ducs de Mantoue, qu i! paya 80,000 li¬ vres : le goût du roi donna le ton, et la mode des ta¬ bleaux s'établit. C’est alors que se formèrent les conci¬ lions longtemps fameuses du comte d’Arundel, de lord Montagne, et celle plus illustre encore du due de Buc¬ kingham. Cromwell, bon protestant s’il en fut. et con¬ tempteur des su péril u ilés de cour, vendit aux enchères.

en I G o 7 , la galerie du roi Charles. Tous les amateurs de I Europe y accoururent. L'ambassadeur d’Espagne acheta pour son maître, Philippe IV, une partie de tableaux si considérable qu'il en chargea dix-huit mules. Louis \l\ lit aussi, par l’intermédiaire d’un banquier bolonais, ache¬ ter bon nombre de morceaux choisis, qui sont encore au Louvre aujourd'hui. Les galeries du duc de Buckingham et du comte d’Arundel eurent le même sort. Les deux successeurs de Charles 1" retirent la collection dissipée par Cromwell; mais en 1697 l'incendie du palais de \\ hile-Ilall réduisit en cendres plusdesepl cents tableaux .

C’est pendant le XV II Ie siècle qu’eut lieu lacompe ifnm de la plupart des galeries particulières, qui ont eu tain de renom et dont bon nombre subsistent encore. La plu¬ part se trouvaient dans des châteaux, telles que celles des ducs de Marlborough, Bedjord, Devonshire et llamilton. des comtes de Lcicester. lixeter. Pcmbroc.ke , de lord Cotvper , à Panshanger.

Le \1V a vu aussi se former d’autres cabinets plus ou moins connus, notamment ceux du marquis de S iratfford. de lord Carliste cl du duc de llridgeivater, tous troiscom- posés avec les débris de la précieuse et a jamais regret¬ table galerie du régent, dite galerie du Palais-Royal ; pui- Ceux de M. Angcrstcin , de sir G. Beaumont, de JW. Ilohvel Carr et du marquis de Lotulonderry , si abon¬ dants en Corrège, vrais et suspects ; toutes ces collections se sont fondues dans celle qu’on appelle aujourd'hui la galerie nationale.

En l’état les plus remarquables pinacothèques sont :en première ligne, celle de llridgeivater, la plus importante des galeries britanniques, celle du château de IHindsor unique pour les Yan-Dyck.duducde Devonshire. riche en Italiens et qui s’enorgueillit de la possession du fameux Liber veritafis de Claude Lorrain : de / Iampton-Court . in¬ signe entre toutes par les Carions de Raphaël ; des ducs de Marlborough , Stratfford , Wellington , du marquis de JMcstminsler , de lord Grey , lord A ormanton , de MM. JVoodford, Okley , Ilogcrs, Joli y , Il ope , U». Hume , etc.

Nous savons peu sur les collections privées en Aliénai - gne, soit vieilles, soit nouvelles. Mais plusieurs de ses musées royaux ou nationaux ont pris racine dans des ca¬ binets formés par des amateurs. Ainsi le musée de Co¬ logne fut a son origine l’œuvre d'un chanoine nommé Wolraff. Celui de Francfort, la ville libre, est à l’hon¬ nête bourgeois Stædel. La pinacothèque de Munich, logée dans un temple dorique grec, composée primitivement de l’ancienne collection des ducs de Bavière, puis accrue par l’adjonction delà galerie de Dusseldorf, a été en der¬ nier lieu enrichie de nombreux et très précieux spn i- rnens gothiques, rassemblés par lesdeux zélés champion-; de l’art archaïque chrétien, les frères Boissérée. 11 faut aussi accorder un souvenir a la magnifique collection du prince de Leuchlenberg, qui pendant longtemps fut san- rivale parmi les galeries privées de l'Europe. On sait également que le musée actuel de Berlin , commencé par les rois de Prusse, a beaucoup a l’acquisition de la galerie f.iusliniani opérée en 1815, et a celle du cabine1 de M . Sollv en 1821.

LES HE M \- MM S.

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Eu Kussie on ne cite guère que la galerie de l'Ermi¬ tage. constituée par Catherine . et (jiii eut pour base le cabinet désir Robert Walpole.

I.,i France, depuis le siècle de Louis XIV concentrée dans sa capitale, a eu aussi quelques collections du pre¬ mier ordre, niais qui n'ont eu qu’une existence éphé¬ mère. Dans le dix-septième siècle on citait celle du car¬ dinal Mazariu, absorbée a sa mort dans le Louvre. Plus tard vinrent celles des ducs de Praslin et de Clioiseul , et du prince de Conti : mais la plus riche sans comparaison et la plus choisie fut celle du régent au Palais-Royal, ven¬ due en 1792 par Philippe d'Orléans, père du roi , et qui passa presque tout entière en Angleterre. Deux siècles auparavant, c'était la cour de France qui achetait les ta¬ bleaux «les princes anglais vendus par Cromwell!., toutes les écoles, moins ! espagnole , étaient représentées dans t elle galerie d élite par des morceaux du premier rang. Le ministre Calonne s’était composé un cabinet remar¬ quable par ses Flamands et apparurent quelques spé¬ culons de l’école espagnole. Mais il prit aussi en 17f)o le rhemin de I \ngleterre. On parla pendant quelques an- iirrs du cabinet du citoyen \obil. vendu et dispersé en

1801. Lucien Ronaparle avait dans sa collection, assez médiocre du reste, les premiers beaux espagnols connu*, en France, indépendamment de ceux du Louvre, et ap¬ portés, sauf erreur, par le général Sébastiani. Les ta Idéaux de Lucien furent vendus eu 1815; mais h plus belle peut-être des galeries particulières formées à Paris, après celle du Palais-Royal, fut celle du ,-e. cevour général Lappériere vendue en 1817 l es ama¬ teurs en ont sûrement gardé la mémoire: elle est in¬ scrite dans le catalogue des cabinets ayant privilège d’eunoblir les umvres qui ont eu l'honneur d \ être ad mises. C’est vers la